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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/214

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

la boulangerie, l’optique et le textile ; j’ai la statistique et la documentation ; j’ai même une pensée, c’est que la documentation est la documentation sur la documentation. » « Vous avez aussi, lui dis-je, une bonne place, et qui vous laisse du loisir pour penser si l’envie vous en prend. » « Mais non point, dit-il, d’après la documentation. Car le propre de la documentation est de vous amener, sur tout sujet, à ne plus savoir ce qu’on en doit penser. »

« C’est, dis-je, le remède à penser sans savoir que de savoir sans penser. Ainsi les choses humaines, par leur masse, nous invitent à juger et à choisir ; car, quand on tiendrait à jour le dossier de chaque homme, en cette nouvelle Europe, on ne saurait toujours pas mieux ce qu’il pense qu’il ne le sait lui-même ; ce n’est pas beaucoup. Et, par le refus du jugement, les forces mécaniques, qui sont l’inférieur, aussitôt nous reprennent. Il n’y a rien de plus facile que de tirer un coup de canon et mille. La guerre suivrait donc de la documentation. » « N’oubliez pas, dit-il, la mauvaise humeur, qui est le lot des véritables historiens, et qui, par un autre chemin, va aux mêmes effets. »

Tels sont les tristes jeux de l’intelligence, dès qu’elle médite sans percevoir. C’est pourquoi étudiez plutôt les formes d’une vieille église ; voilà un signe de l’homme qui n’est pas trompeur. Difficile à lire, j’en conviens ; mais restez en contemplation jusqu’à ce que l’intelligence errante soit ramenée. Car vous avez garde d’une partie de l’Europe qui est bien à vous, et qui tient dans les frontières de votre corps ;

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