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LXIX

RECONNAÎTRE L’HOMME

La reconnaissance est un grand et difficile jugement. C’est l’épreuve de l’homme. Aussi ce mot se fait humble, et dissimule son plein sens. Toutefois le langage éclate sous nos yeux et sous nos mains. Reconnaître le bienfait c’est reconnaître l’homme ; c’est reconnaître le semblable et le frère ; tant que cette pleine reconnaissance n’est point faite, l’autre ne peut arriver à l’être ; l’autre est ingrate, sans grâce ; pesez ici les admirables mots. Où n’est point la grâce, c’est-à-dire la gratuite reconnaissance, toute libre et heureuse, il n’y a point de reconnaissance du tout.

Il y a pire que l’envie, c’est le refus de reconnaître. Qui ne l’a éprouvé devant un donateur, poète, romancier, conseiller ou consolateur ? L’être humain d’abord se hérisse et se ferme. Autant qu’il est fort, autant il se ferme. L’épreuve de la grâce, c’est le refus de grâce. Homère lui-même est ennuyeux si on le veut bien. J’admire ce pouvoir de nier le génie. Mais c’est un de mes moyens aussi de reconnaître. Comme je sais très bien que tout auteur dépend de moi, et ne peut entrer en moi si je ne baisse le pont, ainsi quand j’observe un de ces hommes fermés de toutes parts, et que nul génie ne forcera quand il

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