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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/257

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LA CHANCE

et même très bien conçue, peut périr par la tristesse. Chacun peut observer, dans les grands magasins, de ces jours où les vendeurs portent sur le visage cette étrange annonce : « Aujourd’hui nous ne vendrons rien ». Ces prédictions muettes sont toujours vérifiées ; le petit bonheur d’acheter, bonheur en espoir, se trouve gelé dans ce rigoureux climat. L’ennui décolore tout.

Peu d’hommes suivent jusqu’au détail ces causes si simples ; mais chacun voit les effets, et apprend à les prévoir d’après l’annonce du visage humain. Aussi dites seulement : « Ce choix n’est pas heureux », tout le monde comprendra. Cette étonnante métaphore veut dire que celui qui a été choisi ne porte pas les signes du bonheur, et aussi que celui qui a choisi n’était pas content de lui-même ; et toute cette humeur mêlée et échangée fait des affaires bouchées, sans jour et sans passage. Avez-vous bien pensé, au contraire, à ces combinaisons impossibles que certains hommes conduisent presque jusqu’au succès, seulement par cet espoir qu’ils ont et qu’ils communiquent ? On dira là-dessus que la raison rend triste, par tout prévoir. Raison courte, alors. Car c’est encore raison de comprendre ce que peut une atmosphère de confiance et de bonheur, et de l’inscrire à l’actif. Et si l’on instituait, dans une grande entreprise, un bureau de bonne humeur, chargé d’entretenir le ton, les regards et les sourires, cela ne me semblerait pas plus ridicule qu’une surveillance organisée contre les voleurs.

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