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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/268

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

croit le faire ; on retouche ce qui n’a pas encore navigué ; on veut finir avant d’avoir commencé. L’esprit administratif, tant de fois moqué, est l’esprit très prudent qui ne lance jamais la barque : seulement c’est une très bonne barque. Et les politiques passent souvent leur temps à concevoir une constitution qui serait sans défauts. C’est gouverner des pensées. C’est faire un plan de paix perpétuelle. Quand je veux penser au grand ouvrier de la paix, quand je cherche à m’expliquer cette impulsion efficace qu’il exerçait par sa présence, je dois conclure qu’il était navigateur en ces choses, c’est-à-dire qu’il n’exerçait jamais sa volonté que contre l’obstacle présent, toujours imprévisible, au lieu de se fatiguer contre des obstacles seulement possibles. Il négociait, à ce que je crois, avant de savoir où il allait ; et c’est seulement quand il sentait qu’il allait quelque part, où il ne voulait pas aller, qu’il trouvait dans cette résistance en mouvement l’occasion de vouloir selon l’idée. Comme celui qui fait un radeau ; il a une idée d’après le bout de bois et d’après le bout de corde.

L’intelligence condamne et condamnera cette manière d’agir. Mais il faut penser que l’intelligence condamne toute manière d’agir ; il faut savoir que l’intelligence est fataliste, et il faut s’armer et s’équiper contre cette pensée mortelle. J’assemble des capitaux ; je fais bâtir un grand magasin où je rassemble toutes les perfections connues ; mais je dois me dire aussi que, si je n’ai pas tout prévu, cette grande entreprise coulera à fond par ses perfections