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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/34

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

ou le bouton de porte. Chacun a remarqué que, dans les moments difficiles, l’attention est souvent occupée par un objet qui n’a point de sens, qui n’offre aucun rapport avec la situation présente, et qui offre pourtant la couleur de l’intérêt le plus vif. C’est le propre du frisson animal et du saisissement de donner intérêt à n’importe quoi. Ainsi l’homme qui se sent pressé, et bien en peine d’écrire quelque lettre difficile, regarde sa plume, le papier, le plafond, comme si quelque grand secret y était enfermé. Ce que l’on appelle travail ou effort n’est presque jamais autre chose que cette tension stupide, et qui, en effet, fatigue autant que si l’on soulevait des fardeaux. C’est que l’homme se noue alors autour de lui-même, et se garrotte, employant sa force à s’empêcher de respirer et de vivre. Il faut délier cette attention servile.

L’objet beau délie. Ce n’est pas que l’esprit y trouve d’abord quelque chemin. Mais c’est plutôt le corps humain qui trouve ici ce qui convient à son équilibre et qui, par une sorte d’imitation et de danse, se trouve rétabli en sécurité et souplesse. L’attention est libre alors pour des pensées. Et c’est par là que le poète est le meilleur maître à penser. Ce discours à mesure humaine fait la paix en ce corps tremblant ; c’est le moment de contempler. Ainsi la vieille méthode d’instruire par les poètes sera toujours la meilleure.

On ne peut pas savoir ce que pense l’animal ; mais les pensées courtes qui accompagnent la peur peuvent donner quelque idée de ce retour à soi et

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