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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/37

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FAIRE DORMIR SES PENSÉES

et conclure. Car les choses auxquelles il pense sont loin de lui ; il n’a pour y penser que de faibles images, et surtout des mots. Il faut faire bien attention ici. Toute situation perçue s’éclaircit, si mauvaise qu’elle soit ; l’homme s’avance avec précaution, fait le tour, s’il peut, de chaque chose. Comme disait Turenne un soir qu’il était avec Retz et d’autres, et que les autres, femmes et valets, voyaient des spectres, et qu’eux-mêmes croyaient aussi les voir : « Il faut aller trouver ces gens-là ». C’étaient de pauvres moines qui profitaient de la nuit pour se baigner. Que de fois, soupçonnant de puissants ennemis et de grands obstacles, on trouve des moines qui ont bien peur ! Mais il faut y aller. L’homme aux yeux fermés n’y veut point aller ; il prétend explorer en pensée ; il n’y a point de plus grande folie, ni plus commune. Tous les Alceste se retirent dans leur cabinet pour penser à Célimène, et forment alors les idées les plus fausses. Toute pensée sans objet présent et perçu est une Célimène. Il faudrait savoir cela, et ne point faire revue des choses absentes. Mais il faut du génie pour endormir les pensées par une pensée supérieure, et dormir avant la bataille, comme on conte d’Alexandre et de Napoléon.

Il y a une meilleure méthode. Nous avons bien plus de puissance sur notre corps que sur nos pensées. Non que nous puissions faire taire le corps quand il souffre ; mais nous pouvons presque toujours le disposer comme nous voulons. Il faut donc savoir s’étendre et s’allonger. L’étirement et le

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