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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/74

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MINERVE OU DE LA SAGESSE

de nous voir d’avance écrasés ou brûlés, au contraire nous nous voyons toujours saufs. Nous imaginons quelquefois les catastrophes, mais nous n’y sommes jamais. Comment un être imaginerait-il qu’il est effacé de la vie ? Ce sont des choses que l’on dit, mais que l’on ne peut penser. L’homme prudent que je supposais tout à l’heure n’est nullement un homme qui a peur de tout ; c’est un homme qui se représente exactement les effets des masses et des vitesses. Supposons-le machiniste et conduisant un train à grande allure ; il se voit passant, il ne se voit point butant. Si le même homme est sur les coussins et l’œil à la portière, il sentira et aimera la vitesse. N’a pas peur qui veut.

Ne se rassure pas qui veut. Quand la peur s’élève, elle est très bien sentie, et elle agit comme un terrible signe. La peur est par elle-même un mal redouté ; il n’y a point de peur qui n’engendre la peur de la peur. Et celui qui regarde croître en lui cette sorte de maladie sait bien qu’un calcul ne peut la guérir ; non, mais une occupation, un spectacle, l’exemple des autres. Le danger réel n’y fait guère ; la sécurité réelle encore moins. Ainsi vont les passions. Au reste, on voit bien que ceux qui tiennent un volant oublient aisément la prudence. Et quand ils sont prudents, ce n’est pas parce qu’ils ont peur, c’est parce qu’ils sont habiles. Nul ne va arracher volontairement son pare-boue ; c’est là qu’est son attention, s’il est habile, non à son propre corps. Il ne craint pas d’accrocher ; mais plutôt il juge ennuyeux et honteux d’accro-

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