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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/81

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CONNAIS-TOI

plus que le sens. Mais il faut que j’aille encore plus loin. Un homme sous le fouet n’est pas ce qu’il pourrait être ; un homme forcé est déformé ; un homme surpris par l’événement ressemble à l’événement plus qu’à lui-même. De la même manière un bébé tout rouge, grimaçant et hurlant, ne me laisse rien à voir ; j’attends qu’il sourie. Allant jusqu’au bout de ma pensée, je dirai que je n’ai rien du tout à apprendre d’un homme méchant ; si je veux l’observer, j’attends qu’il soit bon. Bon, c’est la même chose que libre, naturel ; selon lui, non selon le choc. Rien ne change plus un homme que le regard de celui qui l’observe. S’il soupçonne seulement que je l’observe, il me tire la langue. C’est de l’hypocrisie à l’envers. Je plains les médecins aliénistes ; car les fous font les fous.

Le mot psychologue n’arrive pas à être du bon langage. Le bon langage nomme moraliste celui qui connaît passablement le cœur humain. Voilà une grande idée dans un mot. Mais quelle idée ? Il n’y a qu’à suivre le mot. La morale, c’est ce qu’on se dit pour se calmer, pour se redresser, pour se remettre en forme humaine. Comme un homme qui a peur d’un vain fantôme, et qui se dit : « Ce n’était que cela ! » Il méprise le fantôme, mais il se méprise lui-même aussi. « Peut-on être bête à ce point ? » Voilà ce que le plus simple des hommes pense de lui-même trois fois par jour. Cette morale tout à fait commune signifie donc que l’on se trompe sur soi-même pour commencer. S’apercevoir de cela, c’est penser. D’où je tire, un peu trop vite,

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