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Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/95

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L’ÉGALITÉ PAR LES DIFFÉRENCES

abstrait et un esprit métaphorique, rien n’est décidé. L’un est vif et se trompe par là ; l’autre est tenu par le sentiment et se trompe encore par là ; mais il y a remède à tout. Il n’est point de vice dont on ne puisse faire vertu ; et celui à qui tout est facile souvent ne fait rien de bon. Qui est fier de sa nature et s’y fie trop n’est pas loin d’être sot. N’a-t-on pas vu de bons esprits errer étrangement dans les temps difficiles ? Décider de ce qu’un homme pourra ou ne pourra pas, d’après les promesses, les signes et les aptitudes, c’est un plaisir d’infatuation, dont je me garde. Il y a déjà tant d’examens qui nous trompent sur la valeur des hommes ! Il n’arrive jamais qu’on ait avantage à mettre en grande place celui qui fut premier en une certaine chose. Ce genre d’inégalité ne dure pas ; il est englouti, il est effacé par mille traits.

Il est d’un esprit qui veut être juste dans tout le sens de ce beau mot, de réfléchir plutôt sur l’étonnante parole d’Aristote : « J’ai idée que la vertu d’un homme lui est propre, et ne peut être arrachée de lui » ; ce que Spinoza exprime autrement, disant que l’homme n’a que faire de la perfection du cheval. Suivant cette idée, j’aperçois qu’aucun homme n’a besoin ni usage de la perfection du voisin. Il faut que chacun aille à sa perfection propre, tournant pour le mieux les obstacles qu’il trouve en lui-même. L’escrimeur qui a de grandes jambes s’allonge ; celui qui a de petites jambes bondit. Lequel touchera le mieux ? Je prononce que c’est affaire de travail, de courage et de confiance en soi tout autant qu’affaire

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