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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/114

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LES PROPOS D’ALAIN

LXXX

Le menuisier de campagne a une petite maison entourée d’un jardin. Là courent ses trois petits ; là sa femme va et vient, du puits à la cuisine, lavant le linge, donnant l’herbe aux lapins, préparant la soupe. Lui travaille en chantant, dans son atelier rempli de la bonne odeur des copeaux. S’il va travailler chez les autres, alors il s’en va d’un pas tranquille, humant l’air et observant la course des nuages ; et il ne rencontre pas de paysan sans parler un peu avec lui du soleil, du vent et de la pluie, de la prochaine moisson, ou des travaux à faire. Le dimanche il ne s’attarde pas au cabaret ; il soigne ses abeilles et cultive son jardin. Voilà un homme qui ne voit jamais un beau tableau, qui n’entend jamais de bonne musique ni de conférences ; il ignore le téléphone et la lumière électrique ; il ne connaît d’autres machines que ses mains, ses outils et son tour. Pourtant il sait bien des choses, et s’instruit tous les jours, non par lecture ou ouï-dire, mais par vue directe ; non pour en parler, mais pour y penser. Voilà une vie d’homme à laquelle il ne manque pas grand’chose.

L’ouvrier d’usine se lève avant le jour, dans une chambre mal éclairée, mal aérée. Lui et sa femme avalent précipitamment un café assaisonné d’alcool, nettoient et habillent à la hâte les gosses qu’ils laisseront à la primaire et à la maternelle en passant. La femme emporte le petit qu’elle allaite jusqu’à l’usine, où est installée une étable pour enfants, qu’on appelle crèche.

L’homme et la femme travaillent dix heures chacun, dans un air chargé de poussière et de fumée, toujours courant, entraînés par les puissantes machines qui soufflent. Le soir venu, ils prendront à peine le temps de moucher les mioches et se jetteront sur le lit éreintés. Leur dimanche se passe dans une banlieue râpée, qui sent le pétrole et la poudrette. Après vingt ans de ce travail forcené, ils ne seront pas plus riches que le joyeux menuisier de campagne, ni en santé, ni en savoir, ni en argent ; tout au contraire. Voilà deux types d’existence qui peuvent servir à se représenter la cité idéale. Et, entre les deux, je n’hésite pas. La société parfaite ne m’apparaît pas comme une grande usine.