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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/12

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LES PROPOS D’ALAIN

Il risque de trop penser, de ne pas assez dormir, et de trop mépriser les conseils de l’automne. Tout le progrès tient pourtant à cette révolte-là. Nous refusons d’être marmottes. C’est pourquoi il est beau que, justement, dans ces temps-ci, les petits garçons traînent leur sac de livres, et que les écoles s’allument. Il n’est plus temps de louer les abeilles ; quand elles s’endorment, c’est alors que nous nous éveillons par volonté. L’école du soir est une chose humaine.

II

La vie facile, mes amis, c’est la vie d’esclave. Dès que l’on a accepté des rois pour les affaires visibles et un Dieu pour les affaires invisibles, je vois que l’on est délivré de bien des soucis. L’on décide, avec le jésuite, que les choses de cette terre sont livrées aux forces, que le droit n’est rien autre chose que ce qui est avantageux au plus fort, et qu’enfin les desseins de Dieu sont parfaitement inintelligibles. D’où l’on vient à crier : « Vive le roi » autant qu’il faut, et à pousser sa propre fortune, au lieu de raisonner sur le bien public. La Religion est un opium.

Penser est une charge. Obéir et imiter, au contraire, cela donne des plaisirs sans mélange, pourvu que l’on ait bien tué le microbe qui juge. Il n’est point d’esclavage ni d’avilissement que l’alcool ne rende supportable ; on vit alors dans un demi-sommeil ; on n’examine point ; on ne prononce point. À vrai dire, pour ces consciences crépusculaires, il n’y a plus que des esquisses ; ce sont des limbes ; ce sont des ombres légères ; rien n’y arrive à l’existence. C’est un peu comme dans les rêves ; on y voit bien des choses dont on aurait peur, ou dont on aurait horreur si l’on pouvait les saisir ; mais aussi elles n’ont point de solidité ; ce sont des possibles dansants et vacillants ; la réflexion est trop lourde pour eux ; dès qu’elle veut s’y accrocher, ils s’enfoncent. Le chagrin est noyé avant d’avoir crié.

Qu’est-ce que le chloroforme ? C’est une espèce d’alcool qui n’endort que la partie gouvernante et réfléchissante. La vie continue, et souffre pour elle-même dans les profondeurs. Chaque parcelle de chair se défend pour son compte et crie autant qu’elle peut ; mais le tout n’en sait rien, le gouvernement n’en sait rien. Ce sont alors des