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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/133

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LES PROPOS D’ALAIN

le cours des pensées. Voici un cambrioleur qui est encore à moitié ouvrier. Il vole, il frappe, il est pris ; il nourrit des pensées de guerre ; il recommence ; nous en viendrons à le tuer pour avoir la paix, et cela ne rendra pas la vie à ses victimes. Supposons que le même homme, pendant qu’il observe les lieux, trouve à toute heure à quelque tournant de rue deux agents qui font tranquillement leur ronde, assurément il s’en ira voir ailleurs ; s’il trouve encore deux agents, il en viendra à se dire : « le métier n’est pas bon, ou alors, je ne sais pas bien m’y prendre. » Il reviendra au travail, car il faut manger ; et il reviendra à la probité, car ce sont nos actes qui nous façonnent, et nos maximes résultent de nos habitudes.

Voilà pourquoi une police préventive vaut mieux à tous les points de vue qu’une police répressive. Du reste, je ne crois pas qu’elle coûterait beaucoup plus cher que l’autre. Combien aurait-on de patrouilles pour le prix que coûte une exécution capitale ? Mais nous ne nous passionnons que pour les drames bien noirs. Comme je disais, c’est le bon sens qui nous manque.

XCVI

Pourquoi vouloir qu’une punition soit juste ? Et qu’est-ce que cela pourrait bien vouloir dire ? Il faudrait donc que celui que l’on punit eût agi librement, j’entends pour des raisons clairement conçues et froidement pesées ? Mais justement un homme qui agit ainsi est un Sage. Ainsi vous ne puniriez que l’erreur d’un Sage ?

Disons donc qu’il y a des punitions utiles et des punitions inutiles. Qu’est-ce que punir ? C’est verser un peu de douleur dans le plaisir, afin de rendre le plaisir moins puissant sur l’homme faible.

Voilà un enfant qui se ronge les ongles ; c’est son plaisir préféré ; je lui frotte les doigts avec la queue d’un artichaut ; je mêle ainsi à son plaisir une amertume insupportable ; eh bien cette précaution est réellement une punition. Et si j’use d’un tel moyen, c’est justement parce que cet enfant est sans force contre le plaisir prochain, parce qu’il ne sait pas imaginer avec force un plaisir lointain, inconciliable