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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/138

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LES PROPOS D’ALAIN

Tous les crimes passionnels, pensez-y bien, sont pour se venger d’une offense. Qu’est-ce qu’une offense ? Ce n’est pas le vol ou la destruction d’une chose appartenant à quelqu’un. C’est le refus d’estime, de respect ou d’affection ; d’un mot, le mépris. On le voit bien dans le duel, si aisément toléré, justement parce que tous les moyens de droit sont alors impuissants. La guerre, dans le fond, n’a jamais d’autres causes. Un conflit d’intérêts, une revendication sur les choses, on peut toujours les porter à la cour de la Haye. Mais un peuple qui se croit méprisé ne pense plus qu’à un duel gigantesque. Chose digne de remarque, c’est quand le matériel, le pondérable, le mesurable n’est pas en cause, que les sanctions sont brutales ; disons mieux, non pas brutales, mais sans aucune mesure, comme l’offense elle-même.

Les gendarmes ni la prison ne me rendront l’amour d’une femme, ni l’estime d’un homme, ni l’amitié, ni cette valeur enfin que j’ai par le libre consentement d’autrui. Au temps où la mort d’un homme se payait de quelques écus, l’offense voulait du sang. Un homme offensé par l’infidélité de sa femme, qu’y peut le juge ? Et c’est peut-être parce qu’il n’y peut rien qu’on le trouve ensuite assez indulgent pour celui qui, dans une affaire où les lois ne le protègent point du tout, se met au-dessus des lois.

À quoi on veut objecter : « Mais alors battez-vous, risquez-vous, au lieu de tuer lâchement ». Mais, devant les jurés, un crime passionnel ne se présente pas ainsi. L’accusé, communément, ne demande pas grâce ; encore bien moins revendiquerait-il son droit. « Vous pouvez m’arrêter, c’est moi qui l’ai tuée, Carmen, ma Carmen adorée », comme dit don José. Presque toujours l’avocat et les jurés sauvent l’assassin malgré l’assassin. En l’acquittant, on n’entend pas du tout proclamer que l’offensé a le droit de tuer ; bien plutôt on décide que le droit n’a rien du tout à dire, parce qu’il ne pouvait rien empêcher. Un tribunal ne pouvait pas sauver l’honneur du mari. Qui méprise risque tout. Ainsi parle notre morale provisoire.

C

Quels froids et plats discours, à ces congrès de médecins ! Il faut donc dire adieu au médecin de campagne. Il s’en va, il disparaît