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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/14

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LES PROPOS D’ALAIN

de leur nom ; on se fatigue de blâmer ; nulle amitié n’y tiendrait. Bonté et sécheresse de cœur travaillent ensemble. Pourquoi se faire du tort à soi-même si l’on fait en même temps de la peine aux autres ? D’autant que les puissances ne manquent pas d’offrir à notre Alceste quelques bonnes places et quelques compliments à moitié justes. De façon que le désordre social devient une espèce de fauteuil très moelleux où le sévère critique se trouve assis comme malgré lui, ce qui fait de lui, bientôt, un Jérémie assez ridicule.

Ajoutons que l’âge nous fait craindre les excès de la force, et même tout changement. « J’aime mieux une injustice qu’un désordre », disait l’olympien Gœthe. Par cette pente, on arrive à vouloir tout conserver, et à confondre l’ordre avec la justice. J’en ai connu de ces radicaux, dont la doctrine blanchissait plus vite que leurs cheveux. Ils disent : « J’ai cru autrefois que le bon sens populaire nous conduirait à la justice et à la paix. J’étais jeune alors ; je ne connaissais pas la vie. Je n’avais pas éprouvé la puissance de l’instinct et des passions. Je vois maintenant que le troupeau a besoin de bergers et de chiens. » Voilà comment on devient en même temps misanthrope et réactionnaire. Et Gœthe veut dire qu’il faut s’y résigner, comme aux cheveux blancs, et ne pas jouer à la course avec les jeunes ; ne pas loger des utopies de vingt ans sous un crâne chauve. Parbleu oui, c’est folie de ne vouloir ni vieillir ni mourir. Mais c’est là pourtant le feu et l’âme de la vie. Je ne veux ni mourir, ni vieillir, ni être académicien. « Mais, dit Méphistophélès, c’est aussi fou que si tu voulais être toujours gai et bien portant. » Il faut pourtant le vouloir, et c’est le vrai moyen d’y arriver.

IV

On ne parle que de la planète Mars. Dans les lunettes ordinaires, ce n’est qu’un gros pois très brillant, sur lequel on distingue avec peine une sorte de tache à peu près triangulaire. Mais ceux qui disposent des télescopes les plus puissants y voient des merveilles, continents, amas de glaces, canaux, et, du reste, discutent sans fin sur tout cela. Chacun peut voir Mars, en ce temps-ci, par les nuits claires ;