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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/148

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LES PROPOS D’ALAIN

considérer cette pensée bien en face, tu tournes le dos et tu vas chercher des exemples, je te ferai voir sans peine que les injustices assez visibles autour de toi résultent de ce que le législateur n’a pas tout prévu, ou bien a voulu respecter la liberté des citoyens. Mais ne perds pas notre temps à des discussions de ce genre. Considère seulement l’Idée de la loi, tu verras que toute loi est juste, et qu’il n’en peut être autrement. »

« Une loi, dit-il, fonde une société ; une loi est un contrat, qui met en forme un échange de services ou d’obligations. On n’échange au monde que des valeurs égales ou des services égaux ; tout ce qui manque à cette règle est guerre, pillage, vol et injustice. La loi, au contraire, nous fait égaux ; voilà son essence. Elle est juste, ou bien elle n’est pas loi. Réfléchis à ceci que, ce qui est injuste, c’est d’imposer quelque devoir aux autres alors que soi-même on s’en dispense. Mais aussi cette politique, qui est tyrannique, ne se mettra jamais en forme de loi. La loi ne considère ni Paul ni Jacques ; elle énonce quelque obligation ou interdiction en commun pour tous les citoyens ; et c’est cela qui est juste. Il serait pénible pour toi de monter la garde quatre heures tous les jours à quelque coin de rue ; mais si tous les autres citoyens étaient obligés de la même manière, il n’y aurait point là d’injustice. Dans le fait, il peut y avoir tel cyclone, tel incendie, telle inondation, telle peste, telle guerre qui rende un tel service tout à fait nécessaire ; et nul ne peut marquer de limites aux devoirs du citoyen. Mais la justice ne dépend point de ces circonstances ; le salut public ne la fait point fléchir un seul moment ; au contraire il la redresse et l’expose à tous les yeux. Imagine les devoirs les plus pénibles ; s’ils sont les mêmes pour tous, comme le veut la forme même de la loi, tu n’y apercevras pas la plus petite trace d’injustice. Aussi tu chercherais en vain dans le monde des hommes une loi qui ne soit pas parfaitement juste. J’ai moi-même donné des lois à ma ville natale ; et ces lois étaient justes absolument, comme sont toutes les lois. Mais tu as lu qu’aussitôt après je partis pour des voyages sans fin, leur laissant la tâche la plus difficile, qui est d’obtenir que les lois ne soient point violées. Par cette précaution, j’ai gardé une gloire sans tache, et personne n’a outragé mes statues. »