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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/163

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LES PROPOS D’ALAIN

prochaine. Je crois même qu’on y résiste bien difficilement, comme on résiste bien difficilement à l’entraînement d’une foule. Et chacun conviendra qu’il faut prendre ses précautions contre les sentiments vifs, y penser d’avance, prévoir les circonstances qui les amèneront, en susciter d’autres si la raison l’ordonne, bref gouverner son cœur.

L’émotion est belle et bonne, lorsqu’elle nous porte à quelque action que la raison a d’avance approuvée ; on la laisse alors galoper, comme un noble cheval de bataille. Mais, dans la délibération, il faut que ces forces du cœur soient domptées. Il le faut. Les maux humains naissent des passions, et les passions sont sans doute des opinions que le sentiment entraîne, le cavalier n’étant plus maître, alors, de sa monture.

C’est pourquoi, lorsqu’on raisonne sur la paix et sur la guerre, sur le droit et sur la nécessité, ce n’est pas le moment de sonner la charge et de crier tous ensemble. Au combat, très bien ; au conseil, très mal. Mais nous sommes bien loin de toute sagesse ; et je connais beaucoup d’hommes qui recherchent cette volupté du sentiment, aux revues, aux manœuvres, aux assemblées ; et sans risque, qui plus est. Il y a un grain de corruption dans ces plaisirs de l’action séparés de l’action.

CXIX

Le corps humain n’est pas toujours disposé selon la volonté, comme chacun sait bien. Même en dehors des maladies, en dehors aussi des fonctions ordinaires de la vie, il se produit souvent des gestes, des mouvements, des réactions, des contractures tout à fait nuisibles. Par exemple un homme qui veut se défendre à coups de revolver, et qui tremble, est dominé par cette mécanique naturelle ; celui qui est en colère, de même ; celui qui frappe du pied, croyant faire marcher les tramways plus vite, ou celui qui donne un coup de poing sur la table parce que le potage est trop chaud, tous ceux-là emploient très mal leur force ; celui qui est pris de vertige et tombe se tue en somme par mauvais gouvernement, un peu comme les fous se tuent. La peur est une réaction presque toujours nuisible. Les animaux, autant qu’on peut savoir, agissent par réactions de ce genre, presque toujours ; l’homme est remarquable par ceci qu’il se gouverne, qu’il s’arrête,