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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/167

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LES PROPOS D’ALAIN

Aimer sans juger, c’est bientôt dit ; mais quand on aime en approuvant, cela n’en vaut que mieux. Et celui qui se bat pour la paix et le droit frappe de tout son cœur. Sans compter que la justice assure matériellement plus de force et plus de vraie richesse, et, moralement, maintient l’union, qui est la force des forces. Et ce n’est pas par hasard que les Romains, grands juristes, furent aussi de grands militaires. »

CXXII

Il y a longtemps que l’on compare les crises de la politique extérieure aux nuages et aux tempêtes ; on voulait dire par là que la Guerre et la Paix ne dépendent point des volontés humaines. Cette seule idée est plus à craindre que tous les canons. Ce n’est pas autre chose que l’adoration à toutes les passions, et principalement à la colère.

L’homme qui se laisse aller au désespoir, lorsqu’on essaie de le ramener à la vie par des discours toniques, ne manque pas de dire : « Cela est bon pour vous, parce que vous n’êtes pas dans le désespoir. » De même, si vous voulez intéresser l’amoureux à autre chose qu’au passage du facteur ou à l’heure des trains, ou bien si vous le détournez, par raisons, d’appuyer volontairement sur sa blessure, il vous dira aussi : « Vous pensez comme un homme qui n’est pas amoureux ; avant ce fatal amour, je pensais ainsi. » Bref tous ces malades d’esprit refusent le remède, justement parce qu’ils sont malades. Or c’est bien la guerre qu’ils ont en eux-mêmes, contre eux-mêmes, sans qu’ils l’aient voulue. C’est pourquoi un politique bilieux, qui s’abandonne à ses passions, vous regardera en pitié si vous voulez raisonner sur la paix et la guerre.

Ce n’est pourtant que le Romantisme qui survit, il me semble. On veut qu’il y ait des présages et une destinée. Cette idée trouble se voit dans toutes les crises des passions ; le mot passion le dit bien, on se sent tiré et poussé par les forces. De même vous demandez à ce commerçant paisible si ses deux fils songent à faire la guerre, et il vous répond : « On ne fait pas la guerre parce qu’on veut la faire, mais il faut bien la vouloir quand on la fait. Quand le vent souffle, les arbres s’agitent. Voyez donc les oiseaux, les nuages et le baromètre. » Il me semble que j’entends un homme à qui je demanderais : « Vous