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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/173

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LES PROPOS D’ALAIN

rare chez vous. Nous avons maintenant ici un quartier allemand, où nous sommes plus de six mille.

Cela prouve, me direz-vous peut-être, que l’on peut s’entendre sans se battre. Mais, très honoré Monsieur, vous savez bien que, dans cette ville, où nous payons de gros impôts, nous ne pouvons pas, nous Allemands, nommer nos Conseillers et nos magistrats municipaux. Nous n’avons aucune action sur les affaires publiques. Je paye pour les retraites ouvrières, et mes versements iront aux salariés français seulement. Un de mes amis, qui est métallurgiste, est exclu des adjudications de l’État, qui sont une ressource aux temps de crise. Bref nous avons tous les devoirs et nous sommes bien loin d’avoir tous les droits.

Je devrais, direz-vous encore, me faire naturaliser. Mais, dans l’état de paix armée où nous sommes, état de fait qu’il faut prendre d’abord comme il est, vous ne pouvez pas demander que des familles allemandes fassent des zouaves et des cuirassiers pour votre pays. Aussi nous usons de patience. Dans dix ou vingt ans nous serons, dans vos provinces frontières, plus nombreux que les Français. Et nous dirons aux excellents apôtres du droit : « Très honorés messieurs, la majorité des habitants de telle province demande l’annexion à l’Allemagne afin de pouvoir jouir de ses droits civiques. Et ce sera justice. »

Alors on en viendra aux coups de fusil. Car il y a des cas où le droit est des deux côtés ; la force seule est alors législatrice, et détermine le droit. Notre Bismarck a eu tort de dire que la Force prime le Droit ; il aurait dû dire que, dans les débats obscurs et sans autre issue, la Force crée le Droit. Certes il est beau de vouloir agir sous les seules lois de l’égalité, qui exclut la force entre les parties. Mais nous sommes de chair et d’os, et soumis aux forces, c’est une condition qu’il faut d’abord accepter. »

J’ai reçu cette lettre, non pas d’un Allemand, comme vous pensez bien, mais d’un ami qui croit comme moi que dans ces Propos toutes les thèses doivent être présentées. Tâche de maître d’école, qui enlève le droit de dogmatiser. « Métier d’avocat », dit le dogmatique. Oui, mais de bonne foi et sans profit.