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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/189

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LES PROPOS D’ALAIN

CXXXIX

Le courage dépend de l’entraînement aussi, et des circonstances. Il n’y a point d’hommes lâches à parler absolument ; et, dans toutes les guerres, il est arrivé que de bonnes troupes ont lâché pied. Kipling a étudié, dans une de ses nouvelles, la formation morale d’un corps d’infanterie qui rencontre les grands couteaux des Afghans ; leur premier mouvement est de se retirer en désordre ; mais ils s’arrêtent, ils méditent, ils reviennent, ils sont terribles. Et comment insulter un homme qui se trouve pris dans une panique, et emporté comme une paille au vent ? Les chefs punissent ; cela suffit.

Je vois bien à quel moment le courage peut céder, c’est quand l’action elle-même se trouve arrêtée. C’est alors que les passions galopent dans le corps. Aussi le point d’appui de toute force morale, c’est une action bien déterminée et évidemment utile. Et pour moi je crois qu’on devra répandre et rendre populaire cette idée de la défensive obstinée, ingénieuse, toujours attentive à nuire à l’adversaire. Le fond du courage est peut-être toujours dans la confiance que l’on donne aux petites causes accumulées. Ainsi on voit deux ouvriers attaquer un rail d’acier avec leur scie ; vous admirez leur patience, mais, quand vous revenez le lendemain, le rail est déjà en place. Ces gens-là savent ce que c’est que scier du fer. Il faut que le soldat apprenne ce que c’est qu’user une armée. Moins essayer de l’enfoncer et de la disperser que de la limer sur son front, chacun travaillant devant soi, avec l’idée que chaque coup qui porte est un gain assuré, qu’aucun retour de fortune ne peut annuler.

Il faut raisonner. Avec les formations en profondeur, qui derrière une troupe en font voir une autre et encore une autre, il ne faut point compter qu’on enfoncera, qu’on coupera, qu’on enveloppera. C’est se jeter dans un bois en donnant ici et là des coups de hache. Mais les bûcherons font tout à fait autrement, copeau après copeau, arbre après arbre.

Pour moi j’aperçois comme inévitable une opération continue d’artillerie, toujours soutenue par l’infanterie en avant, et plaçant méthodiquement ses terribles obus. Industrie contre fureur. J’en