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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/199

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LES PROPOS D’ALAIN

mais cela ne se peut point. Un traité de géométrie ne fait point penser, il ne touche point, il n’éveille point ; au contraire il ennuie, parce qu’il ne dit que ce qu’il dit. On l’apprend afin de le savoir, et d’en faire de l’argent ; mais ce n’est pas apprendre. Apprendre vraiment c’est tâtonner dans ses propres idées ; or cela ne se fait point sans des secousses et des tremblements de toutes les idées à la fois, de tous les sentiments à la fois. Les ingénieurs s’entendent très bien entre eux pour l’action ; mais tout se passe au dehors ; ils ne pensent point. De là sans doute de belles et puissantes machines, mais des esprits niais et puérils, et une véritable barbarie au dedans, comme on le voit assez par leur politique, qui est une politique de brutes. L’un dit : « Il faut fusiller tous ces gens-là » et l’autre : « Il faut brûler l’usine ». La destinée de l’homme et l’avenir des sociétés ne sont plus réellement dans les pensées ; ce ne sont que des litanies de parti ; les hommes s’entendent sur des mots, en vue de l’action. C’est une politique machinale des deux côtés, sans jugement des deux côtés. Or la démocratie veut tout à fait autre chose, un peu de vraie culture pour tous, ce qui suppose des génies éveilleurs, des pensées qui touchent et soulèvent la nature brute, des idées qui remuent les cœurs, des fruits de nature, des poètes enfin, pour que notre Justice ait une valeur de religion.

CXLVIII

Il n’y a pas longtemps, j’ai vu sur la place du Panthéon un terrible peintre, entouré de curieux. Je reconnus, dans son esquisse déjà avancée, les traits de l’école cubiste ; j’y reconnus aussi des toits et des cheminées, mais penchés et comme suspendus ; le ciel était de côté et en bas, comme un gouffre bleu où tout cela voulait dégringoler. Regardant alors les objets eux-mêmes, j’eus quelque chose de cette impression en penchant la tête.

Tous ces artistes cherchent la vérité ; mais ce beau mot arrive, par raffinement, à avoir plus d’un sens. Car il y a la vérité des objets, et la vérité de l’impression qui serait mieux dite sincérité ou naïveté. Je vois par ma fenêtre un horizon assez brouillé, mais je sais ce que je vois, c’est une vallée, c’est un plateau, ce sont des champs et des arbres. J’interprète ; je vois certaines choses plus loin, parce que je