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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/226

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LES PROPOS D’ALAIN

aucune, n’ayant que dureté et forme, les uns ronds, les autres crochus, formant par leur mécanique tous ces spectacles autour de nous, et nos corps mêmes, et jusqu’à nos passions. Car le grand Descartes, et Spinoza après lui et encore mieux, sont allés jusqu’à cette réflexion décisive que, même en nous, même ramenées à nous, nos passions sont comme les orages, c’est-à-dire des flux, des tourbillons, des remous d’atomes gravitant et croulant, ce qui ruinait leurs brillantes preuves. Et telle est la seconde étape de la Sagesse matérialiste. Après avoir nié le « Dieu le veut » et le présage ou signe dans les cieux, l’homme en colère arrive à nier le « je le veux », et à se dire : « Ce n’est que fièvre et chaleur de sang, ou force sans emploi ; couchons-nous, ou manions des poids. »

Mais qui ne voit dans ces hardies suppositions et dans ces perceptions nettes, la plus belle victoire de l’esprit ? Pratiquement nul n’en doute. Penser, réduire l’erreur, calmer les passions, c’est justement vouloir, et vaincre l’aveugle nécessité en même temps qu’on la définit. Je sais qu’il y a plus d’un piège ; et il arrive que celui qui a reçu l’idée matérialiste, sans l’avoir assez faite et créée par sa propre Volonté, est souvent écrasé à son tour et mécanisé par cette autre théologie, disant qu’on ne peut rien contre rien, et que tout est égal, sans bien ni mal, sans progrès possible. Comme un maçon qui murerait la porte avant de sortir. Mais ce danger est plus théorique que réel. Dans le fait, je vois que le spiritualiste à l’ancienne mode tombe neuf fois sur dix dans l’adoration des passions et dans le fanatisme guerrier, ce qui revient à adorer les forces matérielles ; au lieu que c’est le hardi matérialiste, neuf fois sur dix, qui ose vouloir la Justice et annoncer les forces morales.

CLXVIII

L’Inconnaissable, dit Barrès. D’autres disent le Mystère. Voilà ce que représenterait l’église du village. Chanson trop connue ; ce n’est pas tout à fait cela. L’Inconnaissable a un temple dans la nature des choses ; c’est sous le ciel et loin des hommes qu’il y faut penser. C’est sur le rivage de la mer, au bord du torrent, ou en vue des montagnes neigeuses qu’il faut saisir la Nécessité. Et encore est-elle mal