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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/229

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LES PROPOS D’ALAIN

d’homme. Et comment vouloir sans croire ? Ce serait faire semblant de vouloir, en se disant tout au fond : « mon vouloir n’y changera rien ». Parbleu, si c’est ainsi que vous voulez, vous aurez gagné, la justice ne sera pas. Je dois croire qu’elle sera. Voilà l’objet de la religion, dégagé enfin de toutes les nuées théologiques.

On voit que les hommes ne se sont pas trompés tout à fait lorsqu’ils ont affirmé qu’il faut croire, et que c’est le plus haut devoir humain. Seulement ils se sont appliqués à croire à quelque chose qui est, au lieu que l’objet propre de la foi, c’est ce qui n’est pas, mais qui devrait être, et qui sera par la volonté. En sorte que croire, c’est finalement croire en sa propre volonté. Ce qu’Auguste Comte exprimait aussi à sa manière, lorsqu’il disait qu’il n’y a qu’un Dieu, l’Humanité, et qu’une Providence, la volonté raisonnable des hommes. Barres ne trouvera point la vraie parole au sujet des églises, parce qu’il ne croit point.


CLXX

Les Dieux d’Homère me gâtent l’Iliade. Car ces hommes naïfs et si bien dessinés seraient entièrement beaux à voir, s’ils n’étaient conduits par les dieux invisibles. Leurs passions mêmes sont réglées au conseil des dieux ; leurs actions sont perpétuellement déviées. S’il faut éveiller ou endormir le courage, la colère, la défiance, un songe est bientôt envoyé. Un bon archer lance sa flèche comme il faut, mais une déesse protectrice détourne la pointe ; ou bien le héros est emporté dans un nuage. Deux idées dominent ces hommes et ce poème. Une destinée invincible, qui conduit aussi les dieux et qui règle donc aussi les courages ; et, avec cela, une intervention continuelle des dieux, qui contrarient et retardent le destin, sans pourtant arrêter l’événement principal, qui vient comme un nuage orageux. Ainsi est déjà dessinée cette théologie accablante pour l’esprit, d’après laquelle l’homme s’agite et Dieu le mène. Idée que je retrouve encore dans les ingénus disciples de Karl Marx, d’après lesquels le devenir des choses humaines se déroule selon un parfait mécanisme qui nous fait agir, vouloir, craindre et espérer, le tout bien vainement, selon l’époque et le moment. Théologie sans dieu.

Nos légendes sont meilleures que notre philosophie. Jeanne d’Arc