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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/233

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LES PROPOS D’ALAIN

ou le Prophète a-t-il lui-même compris, sinon par lumière naturelle ? Et comment saurai-je, moi qui l’écoute, si c’est réellement un inspiré ou un prophète, si ce n’est par mes lumières naturelles ? Et enfin, les paroles de l’inspiré ne sont toujours que des sons, dont je ne découvrirai le sens qu’en moi-même, si je le découvre. « Pourquoi, dit Jean-Jacques, pourquoi tant d’hommes entre Dieu et moi ? »

De toute façon, c’est toujours la conscience individuelle qui sera juge de la religion. C’est toujours par ma raison que je saurai si ce que l’on me raconte est juste et vraiment divin. Et Socrate, dans Platon, posait bien la question comme il faut la poser aujourd’hui : « Le juste est-il juste parce que les dieux le veulent, ou n’est-ce point plutôt parce que le juste nous apparaît comme juste que nous disons que les dieux l’ordonnent ? » Tout l’esprit laïque tient dans cette naïve question.

Et Spinoza de même, quand il fait voir qu’une apparition doit montrer ses titres, et prouver d’abord qu’elle est divine. Et comment le prouvera-t-elle ? Non pas en disant : « Je suis Dieu ». Même un phonographe peut dire cela. Mais en disant des paroles qui expriment une sagesse divine. Et comment en juger, sinon par sagesse humaine ? De sorte qu’on ne gagne rien à chercher la Sagesse dans les oracles, ou dans le vol des oiseaux, ou dans les voix célestes. C’est toujours en soi-même que chacun la trouvera, si on peut la trouver. C’est là le point. Vous donc qui auriez le goût d’aller argumenter contre quelque Silloniste, ou autre Papiste de bonne foi, ayez dans votre poche un des trois livres dont j’ai parlé, afin de ne pas vous laisser entraîner hors de la question.

CLXXIII

Qu’est-ce que la civilisation ? Ce n’est assurément pas un système d’usines, ni un système de forteresses, ni un système de lois. Des hauts-fourneaux, des canons, une guillotine, tout cela peut aller avec un réel état de barbarie ; et l’apparence de toutes ces choses flambantes, tonnantes et sanglantes est déjà assez sauvage.

Une civilisation, c’est un système contre les passions. J’appelle passions les forces animales que l’homme trouve en lui-même, et