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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/236

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LES PROPOS D’ALAIN

L’autre voie est celle du jésuite. Il se moque de la Raison, et cache son Dieu derrière des nuées impénétrables. Il prend le réel comme imposé à l’homme, et la condition humaine comme elle est. Rien n’est plus diabolique à ses yeux qu’une conscience humaine qui ose faire le procès de Dieu et prononcer sur ce qui devrait être. Ainsi toute la vertu se trouve ramenée à l’obéissance et au respect des rites ; les devoirs sont de forme ; l’esprit est tué. Cette doctrine endort. Elle cache les désordres les plus visibles et les devoirs les plus clairs. Agissez donc en roi, si vous êtes roi, en riche si vous êtes riche, en bourreau si vous êtes bourreau, et ne jugez pas Dieu. Il y a une espèce de vérité aussi dans cette doctrine farouche ; il faut d’abord vivre et aller au plus pressé ; se contenter d’une justice bâtarde, et ruser avec les passions, puisqu’on en a. Le diable aussi a fait son Discours sur la montagne. Il y a une chanson pour les festins des riches ; et une chanson pour les veillées des pauvres gens. Reste à savoir laquelle des deux l’Église chantera.

— « Vous êtes un nigaud, me dit le R. P. Philéas. Elle chantera les deux. »

CLXXV

Représentez-vous une Europe croyante, une Église digne du Christ, un pape qui sache parler au nom de l’amour universel, des prêtres qui obéissent sans aucune peur, sans aucun respect pour l’argent ni pour la force. Imaginez d’après cela, à la veille d’une guerre, quelque Adresse aux peuples occidentaux, lue en chaire dans toutes les églises, affichée partout, avidement commentée. Voici ce qu’on y lirait, si l’Église était ce qu’elle dit. Que celui qui frappe par l’épée périra par l’épée. Que la violence, toujours laide, est tout juste permise pour la stricte défense, mais qu’il faut toujours attendre l’attaque, et que celui qui la prévoit et la devance se rend coupable du péché d’homicide. Qu’il est donc rappelé aux rois qu’ils tombent sous la juridiction du Pouvoir Spirituel et encourent l’excommunication majeure, s’ils usent de leur pouvoir pour préparer, préméditer et enfin accomplir des actes de guerre non justifiés par la stricte défense ; que cette excommunication délie leurs sujets de tout serment et promesse. Au nom du Dieu vivant, « de qui relèvent tous les empires ».