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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/24

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LES PROPOS D’ALAIN

l’invention des hypothèses. Si l’on prenait la science ainsi, comme un massage de l’entendement, l’enseignement serait tout autre qu’il n’est.

XI

L’autre matin, après une nuit claire et une forte gelée, j’ai vu un spectacle peu ordinaire. Un grand frêne avait perdu toutes ses feuilles ; elles formaient autour du tronc un tapis vert étrange à voir, et qui sonnait singulièrement sous les pieds. Nous avons l’habitude de marcher sur des feuilles mortes, et toutes ces feuilles étaient bien vivantes, vertes, souples, et pleines de sève. Comme je me promenais en compagnie d’un vieil ours des bois qui a vu beaucoup de choses, je lui dis : « Vieil ours, d’où vient que ces feuilles sont encore vertes en novembre ? »

« J’ai souvent observé, me répondit-il, que les feuilles jaunissent moins vite quand l’automne est sec et ensoleillé. Cela prouve que ce n’est point le soleil qui fait jaunir les feuilles ; et, du reste, ce n’est guère vraisemblable. J’ai plutôt idée que c’est le soleil qui fait monter l’eau à travers les troncs et les branches en desséchant les feuilles ; et cette bonne eau chargée d’essence de fumier, si je puis dire, est justement ce qui dépose dans les feuilles cette chose verte, élément essentiel de la chimie des végétaux. Si au contraire le soleil se cache derrière les nuages, et si les arbres sont enveloppés d’une buée humide, l’eau ne peut plus sécher sur les feuilles ; la bonne eau de fumier ne monte plus pour remplacer celle qui s’évapore ; la chose verte s’use ; la plante cesse de se nourrir, et la feuille jaunit. C’est donc vraisemblablement l’humidité de l’automne qui fait jaunir les feuilles ; car vous voyez que ce n’est pas non plus le froid, dit-il en me montrant une feuille verte ; le froid les fait tomber, mais ne les fait pas jaunir. Et, ajouta-t-il, voici la hache du froid, qui détache les feuilles de la branche. »

Il me montrait, dans l’aisselle de chaque feuille, une petite lame de glace en forme de hache. « Je vois, dit-il, ce que c’est ; l’eau de rosée se ramasse dans le creux de l’aisselle, et pénètre dans le tissu encore vert et spongieux. Vient la gelée ; alors l’eau se change en glace