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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/240

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LES PROPOS D’ALAIN

vouloir, approuver, blâmer ; tout cela est vrai, mais il faut l’entendre. Tout cela est en nous ; tout cela est bien vivant en nous.

Alors, direz-vous, nous ne pouvons oublier les morts, et il est inutile de vouloir penser à eux ; penser à soi, c’est penser à eux. Oui ; mais il est assez ordinaire que l’on ne pense guère à soi, vraiment à soi, sérieusement à soi. Quel est donc l’ami de la Justice qui pense continuellement à la Justice qu’il veut ? Aussi cela est plein de sens de se demander ce que les morts veulent. Et regardez bien, écoutez bien, les morts veulent vivre, ils veulent vivre en vous, ils veulent que votre vie développe richement ce qu’ils ont voulu. Ainsi les tombeaux nous renvoient à la vie. Ainsi notre pensée bondit joyeusement par-dessus le prochain hiver, jusqu’au prochain printemps et jusqu’aux premières feuilles. J’ai regardé une tige de lilas, dont les feuilles allaient tomber, et j’y ai vu des bourgeons.

CLXXVIII

Ce vieux mythe de Noël nous conte, par images, une grande chose. Plus souvent qu’on ne croit, tous les jours peut-être, quelque fils de l’Esprit vient au monde entre le bœuf et l’âne. Sa mère toute simple, et son père un peu rustre, adorent ce petit roi qu’ils ont fait. Rien n’est plus divin sur la terre qu’un fils des siècles qui naît jeune, sans une ride sur le front, sans un nuage dans les yeux. S’il grandit entre le bœuf et l’âne, sans se mentir à lui-même, voilà l’ouvrier de justice. Voyez-le marcher sur la terre ; les choses et les hommes s’ordonnent selon leurs vrais rapports dans ses yeux, miroirs du monde.

Il n’a pas quinze ans et déjà il étonne les docteurs, et il les effraye. Un mot de lui va plus loin que leurs livres ; cela vient de ce qu’il regarde les choses, tandis qu’eux ne regardent que les livres. Aussi déjà ils complotent entre eux, afin de tuer ce mauvais esprit-là. Mais en attendant il faut bien qu’ils cèdent devant cette force juvénile qui pense avant de parler, car le peuple écoute. Le peuple reconnaît son fils et son roi, et lui fait des triomphes. Comme la lumière dissipe les ténèbres, ainsi le Vrai prend la place du Faux, sans lutte, par sa seule présence. Les liens d’injustice se relâchent, car ce n’est qu’un nœud d’escamoteur qui lie le travail des uns à la puissance des autres ; il s’agit seulement de voir, au lieu de craindre et d’espérer ; il faut