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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/29

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LES PROPOS D’ALAIN

Il faut considérer aussi avec quelle facilité et avec quel bonheur un homme obéit, avec quel enthousiasme il participe à des actions communes. Dès qu’un conscrit appartient à un régiment, aussitôt il en pense du bien. Il y a des sociétés innombrables ; il y a des familles ; il y a des amoureux ; et chacun des participants de ces sociétés, petites ou grandes, tient souvent autant à la société elle-même qu’à son propre individu. Les passions tiennent presque toutes à la force de ces liens-là. Je ne vois que l’avarice qui se limite à l’amour de soi ; et encore faut-il dire que l’avare se sacrifie bien, en un sens, pour sauver son trésor. Contradiction, je veux bien ; mais aussi mouvement instinctif, qui fait voir que la fonction principale de l’homme n’est pas de se conserver n’importe comment. On meurt très bien plutôt que de vivre autrement qu’on ne voudrait. Ce que l’on pourrait dire, peut-être, c’est que la vie mercantile rend égoïste, par une séparation et même une opposition d’intérêts. Mais l’être humain est d’abord affectueux, et ensuite courageux ; ce n’est que la paix et le profit qui le rendent prudent, et encore quand il est bien vieux.

XV

Un enfant qui se donne volontairement la mort, voilà une chose douloureuse et presque insupportable à imaginer. Essayons d’y penser avec clairvoyance, et de retrouver l’ordre dans ce désordre.

La vie est bonne par-dessus tout ; elle est bonne par elle-même ; le raisonnement n’y fait rien. On n’est pas heureux par voyage, richesse, succès, plaisir. On est heureux parce qu’on est heureux. Le bonheur, c’est la saveur même de la vie. Comme la fraise a goût de fraise, ainsi la vie a goût de bonheur. Le soleil est bon ; la pluie est bonne ; tout bruit est musique. Voir, entendre, flairer, goûter, toucher, ce n’est qu’une suite de bonheurs. Même les peines, même les douleurs, même la fatigue, tout cela a une saveur de vie. Exister est bon ; non pas meilleur qu’autre chose ; car exister est tout, et ne pas exister n’est rien. S’il n’en était pas ainsi, aucun vivant ne durerait, aucun vivant ne naîtrait. Pensez qu’une couleur est joie pour les yeux.

Agir est une joie. Percevoir est une joie aussi, et c’est la même. Nous ne sommes point condamnés à vivre ; nous vivons avidement. Nous voulons voir, toucher, juger ; nous voulons déplier le monde. Tout