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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/39

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LES PROPOS D’ALAIN

grande comme le monde. Car la mécanique de nos yeux, qui se reposent aux larges horizons, nous enseigne une profonde vérité. Il faut que la pensée délivre le corps et le rende à l’Univers, qui est notre vraie patrie. Il y a une profonde parenté entre notre destinée d’homme et les fonctions de notre corps. L’animal, dès que les choses voisines le laissent en paix, se couche et dort ; l’homme pense ; si c’est une pensée d’animal, malheur à lui. Le voilà qui double ses maux et ses besoins ; le voilà qui se travaille de crainte et d’espérance, ce qui fait que son corps ne cesse point de se tendre, de s’agiter, de se lancer, de se retenir, selon les jeux de l’imagination ; toujours soupçonnant, toujours épiant choses et gens autour de lui. Et s’il veut se délivrer, le voilà dans les livres, univers fermé encore, trop près de ses yeux, trop près de ses passions. La pensée se fait une prison, et le corps souffre ; car dire que la pensée se rétrécit et dire que le corps travaille contre lui-même, c’est dire la même chose. L’ambitieux refait mille fois ses discours, et l’amoureux mille fois ses prières. Il faut que la pensée voyage et contemple, si l’on veut que le corps soit bien.

À quoi la science nous conduira, pourvu qu’elle ne soit ni ambitieuse, ni bavarde, ni impatiente. Il faut donc que ce soit perception et voyage. Un objet, par les rapports vrais que tu y découvres, te conduit à un autre et à mille autres, et ce tourbillon du fleuve porte ta pensée jusqu’aux vents, jusqu’aux nuages, et jusqu’aux planètes. Par où ta pensée se reposera dans cet univers qui est son domaine, et s’accordera avec la vie de ton corps, qui est liée aussi à toutes choses. Quand le chrétien disait : « le ciel est ma patrie », il ne croyait pas si bien dire. Regarde au loin.


XXIII

La politesse fait partie de l’hygiène. Alceste, l’homme qui gronde toujours, se donnera une maladie d’estomac, s’il ne l’a pas déjà. Les philosophes disent qu’un jugement qui va au fond donne de la sérénité aux hommes ; oui, sans doute ; mais une réflexion trop suivie commence par leur enlever toute sérénité. Cela tient sans doute au désir violent que l’on a de faire passer les idées dans les faits. Et comme tout est compliqué, comme nous avons bientôt des doutes sur toutes