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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/60

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LES PROPOS D’ALAIN

m’approuve moi-même. Jean-Jacques, qui fut le génie moral des temps modernes, a dit une chose terriblement vraie, c’est que notre conscience n’hésite jamais. Pilate se lavait les mains ; cela prouve bien qu’il n’était pas tout à fait content de lui. Il en appelait aux justes lois, contre le jugement de Pilate sur Pilate. Regardez bien. Quand nous invoquons une règle de morale, c’est presque toujours pour nous excuser.

Je ne vois donc au monde qu’une vertu, s’écouter soi-même ; vivre en accord et en paix avec soi. Plus simplement, vivre avec soi, au lieu de consulter les autres. « Être de bonne foi avec soi-même », tel est le beau précepte que Tolstoï a encore trop caché, je ne sais pourquoi, sous un fatras évangélique. Et comment enseigner cela ? Par la méditation des Sciences. Car dès que l’on veut comprendre, et non plus seulement réciter pour les sots, il faut regarder droit. J’ai lu dans Stendhal une forte parole : « pour faire des découvertes, il faut être de bonne foi avec soi-même. »

XXXIX

Le Sociologue dit : « Je me défie de vos idées abstraites, et de votre égalité jacobine. Étudions les faits. Agissons dans les faits. Il est fou de vouloir imposer une justice uniforme par tous pays, sans tenir compte des circonstances. Par exemple l’institution du suffrage universel chez nous a été une erreur. L’esprit public n’était pas préparé à un si grand changement ; de là des tâtonnements, des fautes et un régime bâtard. »

Le vieux Sage répondit : « Ce régime bâtard nous a donné quarante ans de liberté et de paix. Reste maintenant à savoir si les maux politiques dont nous souffrons, puissance des bureaux, faiblesse des ministres, intrigue, corruption, désordres ici et là (je mets les choses au pis) ne résultent pas justement du mépris que beaucoup d’hommes qui passent pour supérieurs montrent pour les Idées. Car, par la coalition d’intérêts clairvoyants et de spécialités myopes, toutes les puissances, ou presque toutes, résistent de toutes leurs forces à l’effort démocratique. Le peuple règne et ne gouverne pas. Mais ce sont là des frottements inévitables dans la machine politique. Toute réforme