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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/74

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LES PROPOS D’ALAIN

sociologues qui posent une conscience sociale, qui est aux citoyens ce qu’est ma conscience à ma main ou à mon pied. Tout cela prouve que la sociologie n’est pas encore bien séparée de la littérature.

Quand nous sommes en présence d’un fait, la première explication qui nous vient à l’esprit, et celle qui suppose le moins d’attention, c’est celle-ci : tel être a voulu, c’est-à-dire s’est proposé une certaine fin, et a orienté des séries de moyens vers cette fin. Cet être, qui a voulu, c’est tantôt la chose même, comme un torrent qui a voulu rompre une digue, tantôt quelque Dieu invisible qui a fabriqué la chose ou la dirige, par exemple, Jupiter qui lance la foudre.

Ces explications ont cela de remarquable qu’elles n’expliquent rien du tout. Une chose est expliquée lorsque je peux la prévoir d’après ses conditions, disons mieux, la calculer d’après ses conditions. Ainsi lorsque, dans une addition, je me trompe de deux dizaines en trop en écrivant un des nombres dont j’ai à faire la somme, je prévois, avec une clarté parfaite, que cette erreur se retrouvera dans le résultat. De même, si je fais agir une roue qui a cent dents sur un pignon qui en a dix, je prévois, avec une clarté parfaite, que le pignon fera dix tours pendant que la roue en fera un. Et personne n’aura l’idée de dire que le pignon tourne plus vite que la roue parce qu’il est plus pressé.

Eh bien, lorsque l’on veut étudier utilement les animaux ou les foules, il ne faut point s’occuper de leurs intentions, mais les considérer, autant qu’on peut, comme des mécaniques, très compliquées sans doute, mais dans lesquelles un rouage pousse l’autre.

J’ai vu un jour un petit chien qu’on avait mis à moitié dans un baquet d’eau, malgré lui ; il s’enfuit en secouant son corps à moitié mouillé, et je le trouvai quelques instants après couché au soleil dans l’entrée ; il avait mis à l’ombre la partie sèche de son corps, de sorte que la ligne d’ombre coïncidait exactement avec les derniers poils mouillés. Preuve d’une intelligence admirable, direz-vous ; ce chien a voulu exposer au soleil les parties mouillées de son corps. Non, je n’explique point la chose ainsi ; il a couru parce qu’il avait froid ; il s’est couché au soleil, parce qu’au soleil il n’avait plus froid ; mais les parties sèches de son corps ayant alors trop chaud, il s’est agité jusqu’au moment où il n’a plus senti ni le chaud ni le froid. Ainsi se secouent les peuples.