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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/84

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LES PROPOS D’ALAIN

Et, tout de suite après, je les vois s’accrocher à quelque débris d’idée, comme à une épave. « Cet homme était seul contre beaucoup : j’ai voté pour lui. » « Nous sauverons l’ordre ; nous ne voulons point d’une justice violente. » « Il y a d’autres problèmes ; il faut que la partie se soumette au tout. » Ils s’accrochent à tout ce qui flotte. Et je ne les vois pas bien fiers, s’ils n’ont qu’une mauvaise planche au lieu d’un vaisseau.

Enfin ils se jettent à de petits travaux, comme d’autres boivent pour oublier. Regardez bien ; vous les verrez, dans le détail des dépenses publiques, d’une probité obstinée. Ils useront leurs yeux sur de petits comptes. Comme le castor, dans sa cage, dès qu’il avait un peu de boue, il se mettait a construire. Ainsi je devine en tous ces hommes, qui voudraient ne plus penser, un prodigieux instinct de modeler une espèce de justice, chacun dans sa cage. Mais comment les délivrer ? Demandez à cet escrimeur comment il a délivré son bras. C’est en pensant bien ce que l’on fait mal que l’on arrive à le faire bien.


LVII

Stendhal, dans La Chartreuse de Parme, livre profond qu’il faut lire vingt fois, nous fait voir Fabrice, qui est un aristocrate en chemin pour être évêque, et qui fait mille folies. Ce serait donc un hypocrite, qui veut tromper les naïfs ? Non, point du tout. Fabrice a la foi du charbonnier. Il paie un maître de théologie pour apprendre à éviter l’hérésie. S’il a des mensonges, ou des amours coupables, il s’en accuse comme un petit enfant ; mais il ne se demande point si ce n’est pas un péché de vouloir être évêque par des intrigues politiques et par des flatteries à un vieillard vaniteux. En tout cela, il est parfaitement sincère avec lui-même, enthousiaste, courageux, fidèle à ses amis, et charitable comme il faut. Cette prodigieuse peinture éclaire les siècles catholiques.

Pour faire un vrai aristocrate, il ne suffit pas de lui donner la force physique, l’art de la guerre, et toutes les sciences aussi profondément qu’on le voudra ; il lui faut tout cela, assurément ; mais le difficile, c’est de cultiver un esprit vif et curieux sans lui donner pourtant la plus petite lumière sur les principes. Voilà où triomphe l’éducation