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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/88

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LES PROPOS D’ALAIN

derrière toi ; marche à reculons ; imite, répète, recommence. Quand tu sauras bien parler, tu verras comme tu penseras bien. »

Puis des Sciences. Non pas sa science à lui, mais une science fossile, des formules, des recettes. Hâte-toi ; tout ce qui a été dit, il faut que tu saches le dire. La couronne est au bout. Lui se retient, se resserre, se façonne mille bandelettes autour de son corps impatient. Le voilà mort, bon pour un métier dans le peuple des morts.

Quelques-uns survivent ; quelques-uns cassent les bandelettes, et bien mieux, veulent délivrer les autres. Grave sujet à délibérer, pour le peuple des morts. Car tout n’est pas perdu ; il y a d’autres liens ; il y a des bandelettes d’or, carrière, mariage, formalités, relations, politesse, habit d’académicien. Pour toutes les tailles, pour toutes les forces. Entraves, filets, nœuds coulants. La chasse aux vivants c’est le plus haut plaisir, chez le peuple des morts. « Il court bien ; la chasse sera longue » ; mais il sera pris à la fin, et haut placé parmi les morts. On l’enterrera en cérémonie. Le plus sage parmi les morts fera le discours solennel : « Moi aussi j’ai été vivant ; je sais ce que c’est ; et, croyez-moi, ce n’est pas grand chose de bon. Voir comme cela, et vouloir comme cela, et agir ensuite comme cela, ce n’est que folie, allez ; que fureur de jeunesse, je vous dis ; que fièvre ; que maladie. Il faut bien y entrer à la fin, dans le peuple des morts. J’étais comme vous ; j’étais parti pour la Vérité et pour la Justice ; cela me fatigue d’y penser. Bientôt cela vous fatiguera d’y penser. Ne vous raidissez pas ainsi ; laissez-vous mourir. Vous verrez comme on est bien. »

LX

Il arrive encore assez souvent qu’un Dreyfusard élève le ton et réveille des passions magnifiques. Je ne sais plus à propos de quoi l’un d’eux se leva, dans un cercle où j’étais ; et j’ai retenu quelque chose de son discours, parce que cela peut servir à expliquer un peu mieux ce mouvement d’opinion extraordinaire, qui mit si aisément en déroute les forces réactionnaires déjà triomphantes.

« Pour le droit, dit-il, oui, pour le droit, mais il faut bien l’entendre. Je n’ai pas eu d’amour pour Dreyfus ; je n’ai pas souffert avec lui ;