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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/96

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LES PROPOS D’ALAIN

« C’est tout à fait cela, dit Monsieur Lesimple. Et comme justement les mouvements de la terre et les pressions dans l’air sont observés avec beaucoup de précision sur tous les points de la terre, il devient assez facile de prévoir quelques heures à l’avance la rencontre des deux causes, et de suspendre le travail. C’est ce que je faisais dans la mine dont j’avais la direction. »

« Vous ne l’avez donc plus ? » lui dis-je.

« Non, Monsieur. On m’a mis à la porte ; et je n’ai jamais su pourquoi. »

LXVI

Je revois une toute petite ville, au fond de la Bretagne ; des pavés pointus ; une hôtellerie à vitraux ; une halle en charpente, où l’on danse. On croit que le temps s’est arrêté, ou que quelque vieux siècle a tourné sur lui-même. Autour de la ville, des collines dures, couvertes de lande ; des vallons coupés de haies et de talus ; des sources courantes partout. C’était un dimanche. Les filles allaient en bande sur la route et chantaient. Dans les sentiers, a mi-côte, on voyait ici et là quelque garçon tout noir, avec une baguette dans la main, qui regardait les sources, les champs et la lande.

Je perçus ce contraste comme une chose d’importance. Pourquoi les femmes en société et l’homme seul ? Quoique cela répondît à un sentiment secret, je n’en pus trouver de causes satisfaisantes. J’ai pourtant depuis rencontré des femmes en troupeau et des hommes seuls ; et il y a plus d’une manière d’être seul. L’homme est donc plus inquiet ou plus triste ? Mais c’est trop supposer ; chacun fuit la tristesse. Ces Bretons étaient jeunes et avaient des yeux gais. Peut-être, par leur nature d’homme, étaient-ils plus portés à regarder et moins à parler.

L’homme me semble plus individu que la femme. La femme est un moment de l’espèce, très exactement, puisqu’elle porte les œufs. L’enfant est une partie de la femme, qui se détache et survit ; il y a une durée sans fin en elle. L’homme est plus momentané ; certaines espèces chassent ou tuent le mâle. D’où peut-être on peut conclure que l’homme a moins de contentement avec lui-même et qu’il lui faut quelque contemplation ou quelque projet hors de lui. Je le vois poète, voyageur, inventeur, guerrier. Ses rêveries sont autour de lui. Il ne