Aller au contenu

Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/112

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
106
l’expérience méthodique

une volonté fermement tendue contre les passions, les miracles, les prophètes et les dieux. Mais le prisonnier s’est tué dans son évasion. Chose étonnante, explicable pourtant par une ivresse, ou par une indignation, ou peut-être, ce qui n’est que la cause cachée de ces passions toujours vivaces, par une substitution de l’imagination à l’entendement, commune chez le disciple. Lucrèce oublie tout à fait le constructeur de ces choses et le briseur d’idoles, l’esprit enfin qui, par-dessus les abîmes, tend d’abord ses mouvements simples, et les essaie, et les complique, comme un filet qui saisira et ramènera enfin toute cette richesse pour en faire l’exact inventaire. Il oubliait en cela que le mécanisme est proprement la preuve de la liberté, en même temps qu’il en est le moyen et l’instrument. Car la nature supporte ce prodigieux système, mais elle ne l’offre point.

La représentation du changement par le mouvement est bien un préjugé. Oui. Même dans le cas le plus simple de cette bille qui roule, rien dans les apparences n’impose l’hypothèse du mouvement ; et ce n’est toujours pas la bille qui le présente, puisqu’elle n’est jamais en même temps que dans un lieu, comme le subtil Zénon l’avait remarqué. Et rien n’empêche de supposer que la bille est détruite aussitôt, et qu’une autre bille naît à côté, comme il est vrai dans le cinématographe, où ce n’est point le même cheval qui court, mais des images différentes qui se remplacent sur l’écran. Seulement le mouvement est préféré et choisi ; et le mécanisme est de même préféré et choisi ; non comme facile, certes, car rêver est le plus facile, mais comme libérateur, exorciseur, arme de l’Esprit contre tous sortilèges. Soutenu par la nature qui le vérifie, oui, mais qui le vérifie à la condition que l’esprit le pose, le maintienne, le construise, le complique assez. Le physicien paresseux perd sa preuve. Et il retombe aux peurs de l’enfant, aux faux dieux, aux esprits partout oubliant le dieu et l’esprit. Ou plutôt, cachant l’esprit dans la matière, il travestit la nécessité en une volonté inflexible qui va à ses fins par tous moyens, et dont la Fatalité est le vrai nom. Ici, nous tenons notre