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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/145

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EXAMEN DE QUELQUES RAISONNEMENTS MÉTAPHYSIQUES

entre les deux j’en trouverai de différents autant que je voudrai. Quand je parle de toutes les causes, je n’entends donc pas un nombre de causes. Et, dès qu’il n’y a plus de nombre, l’impossibilité logique de l’infini actuel disparaît. Le plus petit intervalle enfermera aussi bien autant de causes que je voudrai ; mais ce nombre, si je compte les causes, n’est pas hors de moi qui compte ; et c’est moi-même que je prends au piège dans mon propre compte, au lieu de saisir la nature. Troisièmement, il y a une ambiguïté presque effrayante dans le terme d’infini, dès que la formation des nombres n’est plus considérée ; car il désigne aussi bien l’achevé et le parfait que l’inachevé et l’imparfait. En sorte que je pourrais bien dire que ce devenir infini suffit à expliquer la chose, parce que l’infini suffit à tout. Mais un mot ne suffit à rien.

Leibniz nous a laissé un argument métaphysique encore plus frappant, en ce que l’infini ne se forme plus dans le passé, mais porterait présentement la chose. Un composé, dit-il, n’existe que si ses composants existent. Si ces composants sont eux-mêmes composés, nous sommes renvoyés à d’autres composants et ainsi sans fin. Mais si la chose composée existe, dès maintenant ses composants existent ; ils sont donc simples, mais absolument simples ; ce sont des âmes. Le jeu logique n’a rien produit de plus brillant. Toutefois, sans demander comment des composants simples peuvent ensemble donner la grandeur, ce qui n’est qu’un autre jeu, je remarque seulement que les choses, si l’on veut être logique, peuvent bien n’être réellement ni composées ni simples ; car ce dilemme est de nous ; et il n’est ni prouvé ni vraisemblable que le langage soit aussi riche que la nature. En voilà assez pour mettre le lecteur en défiance à l’égard des raisonnements sans perception. Cette précaution est contre les passions qui prouvent si bien ce qu’elles veulent.