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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/197

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DE L’AMBITION

bition, et ses joies aussi. Au contraire, un peu de sauvagerie mêlée à l’ambition rend les succès plus enivrants et les échecs plus cruels aussi. Car le solliciteur se craint lui-même et se comprime, à grands efforts de ses muscles, et se travaille d’avance ; de là ces peurs de candidat et d’acteur, mais propres à l’acteur, qui viennent de ce que l’on veut paraître. La condition du menteur est de surveiller et contrarier ses mouvements naturels, ce qui exige un grand effort de contracture, jusqu’à gêner les fonctions de la vie. De là vient cette rougeur, pour un mensonge à l’improviste. De là aussi, avant le mensonge étudié, cette peur de soi, ce tremblement, cette fiévreuse attente. Dont le dieu profite ; car le solliciteur attribue toujours ce trouble à la majesté du dieu, et non aux vraies causes. Il faut toujours que les mouvements du corps signifient et annoncent, et toutes les passions viennent de là. L’ambitieux, dès qu’il se livre aux puissances, arrive aussitôt à les craindre et de là à les envier. Ainsi le roi donne du prix aux faveurs, et la crainte au roi.

Il y a donc une coquetterie des puissants, dans l’art de donner audience. Beaucoup y sont pris ; le plus sage est de n’y point aller, ou d’être insolent si l’on ne peut mieux. Mais qu’il est facile de ne rien demander ! Au lieu que, ce que l’on a demandé, bientôt on le désire. Si nous savions ne rien faire, nos passions n’iraient pas loin. J’ai vu des désirs, que je croyais vifs, s’user bien vite, même en y pensant, faute d’action seulement. Mais que de désirs sont nés d’une première action ! Comme l’on voit qu’un homme s’attache à une opinion, simplement parce qu’il l’a soutenue. Et il arrive que deux amis manquent de se brouiller par une discussion vive sur des sujets dont ils ne se souciaient point. D’où ils ne manquent pas de conclure qu’il y avait quelque haine secrète là-dessous, dont ils cherchent les causes. Bien vainement ; il n’y avait d’autres causes en jeu que la voix mal posée, la respiration gênée, la gorge contractée, la fatigue enfin. L’ardeur de persuader fait partie de l’ambition. La manie du plaideur aussi.

Mais il faut dire un mot des rivalités, qui fouettent si bien l’ambition ;