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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/218

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des passions

fureur ; elles seraient donc toujours soulagement et signe de consolation. Aussi les larmes ne sont-elles point proprement le signe du chagrin. Ce sont plutôt les sanglots, toujours suivis de larmes. L’horreur est comme un mélange de peur et de colère ; c’est une contracture qui ne peut durer, mais qui ne finit pas non plus subitement. Après la première détente et le premier flot de larmes, le malheur apparaît de nouveau, et la crispation suit ; le malheureux se sent mourir encore une fois et cherche de nouveau les larmes ; bientôt il s’y jette en s’abandonnant tout ; mais la fureur revient encore par soubresauts. Les sanglots consistent dans ce mouvement saccadé de la cage pulmonaire ; ce sont des soupirs interrompus. Le soupir suit naturellement la contracture, lorsque l’idée de la peine se trouve écartée au moins pour un moment.

Il me semble que l’on apprend à pleurer, et que, dans les moments où tout s’arrête et où la violence contre soi effraie, on cherche les larmes ; les enfants s’y jettent et en quelque sorte s’y cachent, pour ne plus voir leur peine. L’homme fort qui retient ses sanglots passe un mauvais moment ; mais il échappe aussi au sentiment de sa propre faiblesse, si vif dès qu’on se livre aux larmes ; car il faut alors tout espérer des autres et ne plus compter sur soi. Je disais que les larmes soulagent ; mais ce n’est vrai que physiquement ; ce n’est qu’à moitié vrai. Dès qu’on se livre aux larmes, on est soulagé du désespoir absolu, qui suspend la vie et promptement la détruirait, mais aussi on sent mieux sa propre impuissance ; elle est figurée par ces efforts subits et l’effondrement qui les suit aussitôt. À moins que, par réflexion et jugement, l’homme renvoie au mécanisme pur ces convulsions tragiques, et donne cette permission à la nature. On pleure alors sans sanglots ; et même, à travers les larmes, on discerne mieux son malheur et on le circonscrit déjà, comme le paysan après la grêle.

Qu’il y ait une pudeur des larmes, et que la politesse ne permette pas d’en trop montrer, cela se comprend, car c’est interroger un peu trop rudement sur des douleurs que l’autre veut peut-être cacher ; aussi les