Aller au contenu

Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/241

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
235
ENCORE DE LA JUSTICE

en vue de multiplier la production. Ces solutions sont toutes bonnes, et même celle de l’avare le moins ingénieux ; car en conservant tout l’or qu’il voudra, il ne prive personne d’aucun produit et ne fait qu’accaparer im instrument d’échange, au reste pour un temps. Ces maux sont petits, et ne répondent pas, à beaucoup près, aux maux que l’on doit toujours attendre des passions, aussi modérées qu’on les suppose. L’injustice n’est point là.

On blâmerait, au contraire, un avare qui, par une espèce de folie soudaine, paierait quelques milliers d’ouvriers pour un travail entièrement inutile, comme de creuser un grand trou, et d’y remettre ensuite la terre. On le blâmerait, d’abord parce qu’il pourrait aussi bien payer ces ouvriers pour qu’ils se reposent, ou pour qu’ils travaillent à quelque jardin ou maison pour eux-mêmes ; en allant plus au fond, on le blâmerait parce que ce travail perdu serait comme un bien dérobé à tous, en sorte que, par ce caprice, il y aurait moins de légumes, moins de vêtements, moins de meubles, enfin moins d’objets utiles dans le monde, et sans remède ; cela équivaudrait à brûler des meules de blé ou des magasins d’habillements ; et il est clair que si on brûlait tout ce qui est utilisable, ce serait une grande misère pour tous, quoique cette folie procurât comme on dit du travail à tout le monde. Ces circonstances supposées font bien comprendre que les hommes ont besoin de produits et non pas de travail, et que faire travailler en vain c’est dissiper la richesse commune.

Or le riche a cette puissance, et même sans passer pour fou ou méchant, attendu qu’il trouve tout établis des métiers fort difficiles, comme tailleurs de diamants, brocheurs d’étoffes, dentellières, brodeuses, dont les ouvriers ne vivraient point sans lui. Et les produits de ce genre ont presque toujours une beauté, même pour les yeux et sans la possession, qui fait croire qu’ils sont faits pour la joie de tous ; mettons qu’il y ait un peu de vrai là-dedans. Disons enfin que ces vains ornements, qui sont comme le signe de la richesse, sont plus souvent enviés que méprisés, ce qui, en aggravant la misère par les passions, cache presque à tous les