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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/25

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DES ILLUSIONS DES SENS

tenant à exposer, en première esquisse, cette forme qu’on appelle l’espace, et dont les géomètres savent tant de choses par entendement, mais non hors de la connaissance sensible, comme nous verrons.

Pour préparer encore mieux cette difficile exposition, j’invite le lecteur à réfléchir sur l’exemple du stéréoscope, après que la théorie et le maniement de cet appareil lui seront redevenus familiers. Ici encore le relief semble sauter aux yeux ; il est pourtant conclu d’une apparence qui ne ressemble nullement à un relief, c’est à savoir, d’une différence entre les apparences des mêmes choses pour chacun de nos yeux. C’est assez dire que ces distances à nous, qui font le relief, ne sont pas comme distances dans les données, mais sont plutôt pensées comme distances, ce qui rejette chaque chose à sa place selon le mot fameux d’Anaxagore : « Tout était ensemble ; mais vint l’Entendement qui mit tout en ordre. »

Le lecteur aperçoit peut-être déjà que la connaissance par les sens a quelque chose d’une science ; il aura à comprendre plus tard que toute science consiste en une perception plus exacte des choses. Tout notre effort est maintenant à retrouver l’entendement dans les sens, comme il sera plus loin à retrouver les sens dans l’entendement, toujours distinguant matière et forme, mais refusant de les séparer. Tâche assez ardue pour que nous négligions là-dessus les discours polémiques, toujours un peu à côté, et dangereux, comme tous les combats, pour ceux qui n’ont pas fait assez l’exercice.