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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/57

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DE LA MÉMOIRE

comme nous faisons. La mémoire n’est donc pas une fonction séparée, ni séparable.

Il ne se peut même pas que la notion du passé et de l’avenir soit jamais tout à fait absente. Car s’il y a mille souvenirs enfermés dans la perception de n’importe quelle chose, il est vrai aussi que cette chose est pensée au milieu d’autres choses, ou, si l’on veut, est un carrefour dont les chemins innombrables sont prolongés dans tous les sens, ce qui suppose déjà une pensée des choses absentes et plus ou moins prochaines ; et cela détermine déjà le temps d’une certaine manière, par ce rapport singulier qui ensemble maintient et repousse, la même chose étant et n’étant pas, ou, pour mieux dire, la même chose étant absente, mais présente sous une condition de temps. Par exemple, la ville qui est derrière moi, j’y puis être en une demi-heure.

Mais c’est encore trop peu dire ; ce n’est là qu’un temps possible ; le temps réel apparaît aussi dans la moindre perception. Car, quand je perçois une chose ou un lieu, cela suppose que je me représente le chemin que j’ai suivi pour y arriver, par exemple en y portant mes yeux. Ainsi mon existence passée, au moins la plus récente, est toujours conservée un moment, sans quoi je ne saurais pas du tout où je suis, semblable à celui qui s’éveille après un voyage. Toujours il y a eu pour moi d’autres choses avant celle-là ; toujours l’espace est lié au temps, non seulement dans l’abstrait, par le près et le loin, mais dans mon expérience réelle. Position, passage, mouvement et temps sont réellement inséparables. Et ce n’est pas difficile à comprendre ; savoir où l’on est, c’est savoir par où l’on est venu ; c’est reconnaître son propre chemin dans les choses, parmi d’autres chemins possibles. On irait jusqu’à dire que l’avenir nous est en un sens toujours présent. Car, que signifie la distance qui me sépare de cette ville à l’horizon, sinon un avenir possible ; ainsi les dimensions de l’espace ne sont ce qu’elles sont que par un rapport de temps, de temps à la fois réel et possible, je veux dire dont la possibilité est actuellement pensée sous forme de position. Au reste il est clair que les mots avant,