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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/60

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DE LA CONNAISSANCE PAR LES SENS

ne peut contenir le tout. Pour parler autrement, il n’y a dans le cerveau que des parties de cerveau, et il ne s’y peut inscrire que des formes et mouvements de ces parties. Au reste ces formes et ces mouvements sont parfaitement ignorés du penseur, au moment où il pense le monde d’après ses impressions et ses souvenirs. C’est ma pensée qui seule est une pensée pour moi ; tout le reste est chose. Et, pour tout dire, dans un cerveau agrandi autant qu’on voudra, on ne pensera toujours que cerveau, et nullement les autres choses de l’Univers. C’est par des remarques de ce genre que l’Esprit apparaît enfin dans son œuvre, et incorporé à son œuvre, organisateur, démiurge dans ce monde, comme le Dieu des anciens.

Ces principes sont assez connus des vrais philosophes ; mais j’ai remarqué qu’en traitant de la mémoire ils les oublient trop. Disons donc ce qui peut être conservé dans le corps, et quel genre de traces, et avec quels effets. Le corps vivant a premièrement la propriété de se mouvoir selon sa forme et selon les résistances qui l’entourent. De plus le corps vivant apprend à se mouvoir. En quoi il faut sans doute distinguer deux choses : la nutrition des muscles, excitée par l’exercice, et qui modifie ainsi la forme des muscles intéressés de façon à rendre plus aisé le mouvement qu’on leur fait faire souvent. Ce sont là de vraies traces auxquelles on ne fait pas assez attention. Maintenant on peut supposer encore, quoique ce soit moins visible, des chemins plus faciles tracés par les nerfs, les centres et enfin le cerveau, de façon que, à la suite d’une impression, certains muscles soient plus énergiquement excités que d’autres. Voilà tout ce que le corps vivant peut faire et tout ce qu’il peut conserver. Ce n’est pas peu, comme on voit par cette habileté machinale que l’on observe chez les artisans, les gymnastes et les musiciens, qui est d’ailleurs bien plus souple et bien plus modifiée par l’attention volontaire que l’on ne croit, comme nous verrons ailleurs. Et c’est bien là une mémoire si l’on veut, mais sans pensée, et que l’on appelle ordinairement habitude. Il n’est pas nécessaire ici d’en dire plus long, car nous traitons de cette