Aller au contenu

Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/67

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
61
LE SENTIMENT DE LA DURÉE

quelque sorte repoussée dans le passé par celle qui survient. Mais, même sans aucun changement, si je considère ce que j’éprouve, cette seule réflexion éclairant un peu tout le reste forme avec tout le reste un moment nouveau et actuel, l’autre état sans réflexion glissant aussitôt dans le passé. Cette chaîne de moments, qui glisse d’avant en arrière, tombe bientôt dans une espèce de nuit.

Et disons encore que, si je n’avais cette expérience, c’est vainement qu’on me parlerait du temps, car les mouvements ne sont point du temps. L’aiguille de ma montre change de lieu, mais ne décrit pas un temps. Le caractère propre du temps, c’est qu’il est une altération irréparable. Le moment passé ne peut plus jamais être présent. Quand les mêmes impressions reviendraient toutes, je suis celui qui les a déjà éprouvées. Chaque printemps vient saluer un être qui en a déjà vu d’autres. En ce sens toute conscience vieillit sans remède, comme nous voyons que tout vivant vieillit. Tel serait donc le Temps véritable dont les mouvements ne nous donneraient que l’image. Et ce temps n’est qu’en moi et que pour moi. Dès que je me représente un corps, je puis concevoir que ses parties reviennent toutes dans leur premier état, et des millions de fois ainsi. Rien n’y serait donc passé. Mais pour moi le témoin, la seconde impression que j’en ai ne se substitue pas à la première, elle s’y ajoute. Je vieillis parce que j’accumule.

Ces remarques, sur lesquelles on peut raffiner beaucoup, contribuent à une description complète de la pensée du Temps ; c’en est la matière. Et il est bon en effet d’avertir le lecteur que les moments ne se juxtaposent pas en nous comme des secondes parcourues par une aiguille. Mais il faut comprendre aussi que cette vie de pur sentiment, que j’ai voulu décrire, tend au sommeil, c’est-à-dire à l’inconscience. Nous ne pouvons la saisir et la décrire que sous des formes, et par des métaphores tirées de l’espace et du mouvement, c’est-à-dire de l’objet. Ainsi il semble que l’objet ne s’étalerait point devant nous avec ses parties distinctes et leurs changements, sans l’imité de la conscience ; car une autre chose n’est