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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/89

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DE L’HYPOTHÈSE ET DE LA CONJECTURE

CHAPITRE V

DE L’HYPOTHÈSE ET DE LA CONJECTURE


L’esprit du lecteur est sans doute assez préparé maintenant à ne plus confondre les Hypothèses, qui sont des formes de l’Entendement selon les lois, avec les Conjectures qui sont des jeux d’Imagination plus ou moins réglés. Le juge ne fait que conjecture quand il suppose que tel accusé est coupable, ou qu’il s’est échappé par la fenêtre, ou que telles empreintes viennent de lui ; mais s’il relie selon la mécanique une position du couteau avec une attitude de l’assassin, il fait une espèce d’hypothèse, reconstruisant un mouvement d’après deux vestiges ; car le mouvement est toujours de l’esprit, et toujours reconstruit ; c’est la forme du changement, et le changement sensible est la matière du mouvement. Mais les hypothèses véritables sont rares dans les recherches de ce genre. Le médecin, quand il suppose que c’est le chloroforme qui a endormi la victime, fait une conjecture ; mais s’il se construit quelque idée, par molécules s’échangeant, de l’action du chloroforme sur les nerfs, c’est alors une véritable hypothèse. On voit d’après cela que la conjecture pose une existence, et l’hypothèse, une essence. Et l’on voit aussi que les sciences ne sont que trop chargées de conjectures. Disons une bonne fois qu’une existence ne doit jamais être posée ni supposée, mais seulement constatée. Celui qui réfléchira là-dessus avec un peu de suite découvrira de la confusion, en ce temps, jusque dans les meilleurs livres.

Demander si une hypothèse est vraie ou fausse, c’est demander si le cercle existe. Mais ce qui existe, c’est telle roue, saisie par la forme cercle, ou tel astre, saisi par la forme ellipse, et d’abord déterminé par les