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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/93

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ÉLOGE DE DESCARTES

chose étendue, et toutes les passions rejetées dans le corps, choses redoutables, mais maniables et finies. Mais tout cela passe bien, sans que le lecteur y pense trop, au lieu que l’animal-machine ne passe point du tout. Par les mêmes causes qui font que le sens commun se contente aisément des autres choses, il résiste là. Parce que, s’arrêtant aux petites raisons, toujours contestables, il ne voit pas que l’auteur répète ici encore les mêmes choses, mais plus fortement. À savoir que dans aucune chose il n’y a rien que parties et mouvements, tout y étant étalé, sans aucun mystère ramassé, sans aucun embryon de pensée, qui serait désir, tendance ou force. Que tout mouvement est mécanique seulement, et toute matière, géométrique seulement. Qu’il ne faut donc point s’arrêter aux mouvements du chien qui reconnaît son maître ; qu’au reste, les passions de l’homme, colère, envie, haine, imitent encore bien mieux la pensée et le raisonnement, quoiqu’il soit fou de s’y laisser prendre, car il n’y a là-dedans ni jugement, ni connaissance, ni preuve, mais seulement des gestes et du bruit. Qu’ainsi il ne faut point dire du tout que les animaux pensent, puisque la seule preuve, qui serait qu’un chien rêvât devant un triangle tracé par lui, manque tout à fait. Et pour combien d’hommes cette précaution n’est-elle pas bonne aussi ? Mais il y a bientôt trois siècles que le portrait de Descartes attend que l’on comprenne, sans espérer trop.