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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/251

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DES PASSIONS

en marbre un beau portrait, et même y réussir. Qui ne voit pourtant que le portrait y perdrait quelque chose de ce qui lui est propre, et qui n’est point non plus la passion certes, mais plutôt ce genre de bonheur qui tient au souvenir, aux passions des autres tout au moins, et au plaisir proprement dit peut-être ? Le sentiment serait donc l’objet propre de la peinture ; au lieu que toute statue, dominant ces choses, penserait, j’entends qu’elle penserait sa propre forme et maintiendrait sa nature, en effaçant l’événement. La statue n’aurait point de souvenir ; elle serait perception et mesure ; observatrice comme fut Thalès, ou bien Socrate dans le silence du Phédon ; impartiale, juge de tout, essentiellement juge, comme cet Archimède d’un moment que le soldat voulut tuer. Ce qui n’exclut point le sentiment, ni même l’action, car les mots séparent trop ; mais l’ordre y domine. En un sens même on peut dire que toute émotion flotte autour, et toute action, quand le corps est ainsi en force et équilibre par juste gouvernement. La statue exprime ainsi la pensée mieux que nous ne saurions dire, plus intimement et directement. Et la peinture, de même, exprimerait, mieux que toute poésie, en tout cas autrement, un autre genre de pensée, plus fermée, mieux définie, historienne surtout et civilisée ; étrangère aux choses, ouverte aux hommes. Comparez les grandes statues aux grands portraits, vous verrez qu’ils ne sont pas du même âge humain, ou, si vous voulez, de la même caste. Le portrait peint est plus ambitieux, plus politique ; enfin le portrait peint perçoit le monde des hommes ; c’est d’un échange de signes humains qu’il reçoit sa ressemblance. La statue est seule. Même dans une société de statues, chacune est seule ; il y a donc du sauvage et du rustique dans la statue ; une observation des choses comme choses, et des hommes comme choses ; un mépris des récompenses, une satisfaction nue. En ce sens on pourrait dire que la peinture exprime plutôt le sentiment et toutes ses nuances, comme la statuaire exprime plutôt la pen-