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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/271

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DES PENSÉES

soleil qui gênait l’homme. L’imitation mécanique avait retenu ce signe, et la sculpture l’a fixé. Une telle mésaventure arrive à tous ceux qui s’observent sans choix. Mais le choix ne vaut pas mieux ; car une colère, ou un mépris, ou une peur ne sont pas plus à nous qu’un mouvement contre le soleil ou contre les mouches. Penser, c’est déposer ce masque de signes, le rendre aux choses ; reprendre forme.

La pure pensée est rare et d’un court moment ; non point courte, car elle vaut sans durée ; mais assaillie toujours, comme un promontoire. Et ce mouvement pour reprendre forme est la vraie vie humaine, comme vous comprendrez si vous observez un orateur, un acteur, un chanteur ; et même le bavard se cherche ainsi un petit moment ; mais la peur du silence et du repos le jette en d’autres discours. Ainsi la pensée naturelle ressemble à ces hommes d’état qui tout en écoutant répondent à plusieurs. Il faut donc quelque refus par décret, qui arrête tout ce mouvement ; alors un homme s’éveille. Sans pudeur, sans pitié, sans yeux, sans oreilles, sans cœur ; j’entends que ses impressions deviennent choses seulement, sans tumulte d’émotions entre lui et elles. Car les yeux toujours répondent avant d’avoir compris, et chacun lit ce qu’il pense sur le visage des autres ; échange prodigieux ; richesse d’apparence ; misère commune. Qui pense pour les autres et pour soi, avec les autres et avec soi, ne pense rien. Mais presque toujours les hommes redoublent de dépense, ajournant les comptes. Ainsi la plupart des hommes se perdent en conversations.

Les signes, si retenus qu’on les suppose, et quelque scrupuleuse attention qu’on y porte, sont encore des actions, et c’est une sorte d’axiome que l’action dévore la pensée ; il est donc commun que le signe soit bien des fois imité et renvoyé avant d’être compris. C’est par ce chemin que le petit enfant apprend à parler ; car, en ses premiers cris et mouvements, il produit d’abord une grande variété de signes, sans le vouloir et sans le savoir. À s’en tenir