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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/31

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l’imagination dans les passions

la fumée, ou les crevasses d’un mur, il arrive que je vois un visage, ou bien un être en mouvement ou attitude. Et je le cherche et souvent je le retrouve ; mais enfin une minute d’attention résolue fait voir que les formes n’ont point changé ; ce sont fumées, nuages ou crevasses, rien de plus. Ce soupir est le bruit du vent, et rien de plus ; ce pas, le battement sourd d’une porte, et rien de plus. Ainsi le jugement, l’émotion, le geste, le départ du corps font toute la vision sans doute. Observons bien que tout objet, surtout confus, est indéterminé au premier moment, que le mouvement des yeux et du corps fait courir ou danser toutes les choses, et que mille accidents de la lumière les transforment d’instant en instant. Dans ce chaos d’un moment que ne puis-je point voir ? Observons aussi qu’on ne retrouve ces illusions étonnantes que par une complaisance à l’émotion et comme par une espèce de jeu tragique.

Quand les objets sont connus, familiers, et non ambigus, la rêverie alors s’en détourne, et le regard errant va chercher ses visions à côté et comme derrière nous toujours. On dit quelquefois que les images de la fantaisie sont faibles, mais c’est mal décrit. Ma maison de paysan, aujourd’hui cendre et ruine, je crois la revoir encore, mais non pas faible image, ou brumeuse, telle qu’il me faudrait regarder attentivement pour la voir ; au contraire l’attention la fait évanouir ; mais un geste, un mouvement, une brève émotion me la présentent soudain hors de mon droit regard, et c’est tout. Je n’ai que le souvenir d’avoir vu, entendez le sentiment vif qui se prolonge, et qui en témoigne. Ainsi encore une fois ce souvenir retombe au corps, et l’émotion est la seule chose que je saisis ; mais disons aussi que ce témoin, quand il est seul, et que le jugement parlé ne le seconde point, est naturellement effrayant. Toute la mémoire devrait être examinée de nouveau en partant de là, et surtout la fausse, qui nous fait souvent, comme on sait, reconnaître un objet que nous jugeons pourtant n’avoir jamais vu.