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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/351

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DES MOYENS PROPRES À LA PROSE

plir un temps mesuré ; l’art de la prose résiste à cet entraînement ; il faut que la terminaison y trompe toujours l’oreille ; l’équilibre de la phrase veut que le mouvement y soit rompu sans cesse, de façon que l’attention ne se porte jamais au temps, mais reste libre toujours de s’arrêter et de revenir.

Ce n’est pas un petit changement que cette lecture par les yeux et sans paroles, qui est un signe si remarquable de la vraie culture. Une page de prose imprimée s’offre toute. Un œil exercé y saisit des masses, des centres et des accessoires. L’idée se montre et bientôt se détermine. Et les raisons de ce qui est d’abord posé apparaissent justement comme on les cherche. Aussi y a-t-il des traits dans la belle prose, des bonheurs d’expression, et des surprises, mais sous cette condition que c’est l’idée toujours qui les montre ; un des secrets de la prose est de ne plaire que par l’accord imprévu entre les liaisons de mots et l’examen scrupuleux de l’idée ; au lieu que la poésie plaît d’abord, et aussi l’éloquence, et conduit à l’idée par le plaisir. On voit que la prose n’entraîne pas, mais au contraire retient et ramène. C’est assez dire que la prose doit vaincre l’ordre de succession, qui domine dans le langage parlé, et qui s’affirme comme une loi formelle dans l’éloquence et surtout dans la poésie. Ainsi la poésie et l’éloquence ressemblent plutôt à la musique, et la prose plutôt à l’architecture, à la sculpture, à la peinture, qui ne parlent que si on les interroge. Mais le lecteur est quelquefois inquiet de ne pas se sentir conduit ; il suivrait mieux ces coureurs passionnés, le corps toujours en avant. C’est pourquoi l’esprit spectateur ne va pas aisément de la poésie à la prose, si les arts en repos ne l’y ont pas assez préparé ; à défaut du rythme, il cherche les preuves, le résumé, la conclusion. Le devoir de juger sans aucun secours du raisonnement est ce qui étonne le plus l’affranchi. Aussi le lecteur de prose, comme un promeneur en terrain difficile, assure son aplomb à chaque pas. En bref, comme la vraie pensée ne force point, ainsi la vraie