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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/363

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de l’histoire

rêverie à une autre. Au lieu que l’écrivain de génie nous ramène et nous force mieux que les choses mêmes ne le feraient, et aussi bien d’un seul trait. Un inventaire de costumes et d’armes nous mettrait en état de voir ce qui n’est plus ; il n’y faudrait que science et patience, et chaque mot nous rendrait plus riches. Mais rien ne vit moins que l’érudition ; elle périt mieux encore par les collections d’objets, dont chacun ramène l’attention à lui. Ce ne sont toujours que des morceaux. L’histoire meurt par l’abondance et par les matériaux. Comme il ne sert point d’avoir connu la ville où le roman fait vivre ses personnages, ainsi l’histoire ne vit pas pour le voyageur qui voit des ruines et des traces, et qui les complète par le récit. Notre pouvoir d’évoquer ne va pas si loin. Aussi c’est le roman qui éclaire l’histoire. Et si l’histoire est un art de faire revivre, c’est au mieux qu’elle égale le roman. Le pas pressé de Napoléon, dans Tolstoï, parle mieux que tant d’études savantes. Et le Mémorial, en ses belles pages, instruit mieux qu’un tableau composé d’après tous les témoignages. Au reste, puisque les mots sont faits pour exprimer des pensées, il est permis de supposer que la pensée est toujours la fin de l’écrivain véritable ; les traits de description ne prennent force que par cet autre mouvement. Déjà, au sujet de la peinture, il faudrait dire que la volonté de peindre nuit au peintre ; mais elle nuit bien plus évidemment à l’écrivain. Un historien ne saura peindre qu’autant qu’il pensera. Je le vois soucieux surtout d’enchaîner et d’expliquer, allant des intentions aux actes et plus souvent encore des passions aux gestes ; ainsi c’est par l’âme que les hommes revivent, et les choses par les hommes ; un mouvement juste de César décrit mieux la forme que tous ces détails que l’apprenti recueille et énumère. Cette remarque, aisément vérifiée par les œuvres des grands historiens, et aussi par celles des petits, n’est pas de médiocre importance si l’on veut comprendre les moyens du romancier par lesquels l’imagination est disciplinée.