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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/380

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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

comme la prose même. Un Système des Beaux-Arts doit se priver d’analyser des exemples, sous peine de dépasser la longueur convenable. Mais, pour donner courage au lecteur, disons seulement que le crime de Julien Sorel, qui achève ses malheurs, est de volonté, et même contre ses sentiments les plus profonds. Aussi j’ai vu que beaucoup, par l’habitude du théâtre, le comprennent mal, et se demandent : « qui l’y forçait » ? Mais relisez l’œuvre ; les grands auteurs disent tout ce qu’il faut ; il est vrai qu’ils ne le disent pas deux fois.

Comment les forces extérieures reprennent l’audacieux, comment sa volonté devient destin pour d’autres plus faibles, ou plus attachés à la coutume, et comment par là toutes les puissances humaines mécaniques saisissent et déchirent le romanesque de leurs crochets, voilà ce que le roman dépeint sous mille formes. À quoi le héros répond toujours par mépris et refus ; refus de respecter, refus de s’humilier, refus du bonheur plat. Le roman vit donc par l’opposition des sentiments généreux et des autres. Et le lecteur y trouve occasion de suivre en action ses propres mouvements de révolte, et d’oublier une mécanique civilisation, comme parle Montaigne, où le bonheur se paie toujours par l’abandon de la liberté. C’est pourquoi l’art du romancier ne peut se mouvoir dans les sentiments seulement, ni dans les idées seulement, mais suppose un décor de choses solides et un peuple d’hommes et de femmes, et l’analyse des forces extérieures ; l’armature porte les sentiments, et, en échange, les sentiments éclairent ce triste monde comme le couchant embellit toutes choses. Ce qui n’a point lieu dans la vie comme elle est, où même les plus grands desseins sont petits par le succès et sans liberté, où le succès découronne l’ambition, où l’amour est dupe du désir toujours. D’où vient que les romans n’attristent point, quoiqu’ils finissent mal. Ce sont des malheurs voulus, aimés, choisis, quoique le mécanisme les reprenne à la fin, comme on voit assez dans la mort d’Anna Karénine. Ainsi le héros